
Ce texte de William Gillis explore le courant de pensée de l’anarcho-transhumanisme. Retracant l’histoire de cette pensée, de ses racines dans les théories anarchistes de William Godwin jusqu’à sa popularisation au début des années 2000, tout en abordant des questions profondes liées à la transidentité, à l’extension de la vie, et à la critique des constructions sociales arbitraires.
I. Introduction
Le terme “anarcho-transhumanisme” est relativement récent, à peine mentionné pendant les années 80, publiquement adopté au début des années 2000, et il s’est vraiment popularisé seulement pendant la dernière décennie. Mais il représente un courant de pensée qui a été présent dans les milieux et théories anarchistes depuis que William Godwin a fait le lien entre le désir d’améliorer et perfectionner nos dynamiques sociales et celui d’améliorer et perfectionner nous-même, nos conditions matérielles et nos corps.
L’idée derrière l’anarcho-transhumanisme est simple : nous devrions viser à étendre nos libertés physiques autant que nous visons à étendre nos libertés sociales. Les anarcho-transhumanistes voient leur position comme le développement logique et l’approfondissement de l’engagement anarchiste envers la maximisation de nos libertés. L’expression “liberté morphologique” est largement utilisée par les transhumanistes de tout bord pour désigner la liberté effective de disposer de son corps et de ses conditions matérielles. Le transhumanisme est souvent malheureusement présenté dans les médias en termes de désir de vie éternelle, de téléchargement de l’esprit dans un ordinateur, ou comme une fantaisie dans laquelle une intelligence artificielle toute-puissante débarque soudainement et transforme le monde en un paradis. Et, bien sûr, certaines personnes sont attirées par ces rêves. Mais le seul précepte définissant universellement le transhumanisme est l’idée que nous devrions être libres de nous changer nous-mêmes et notre environnement. Le transhumanisme remet ainsi en cause les définitions essentialistes de l’“humain” et est parfois inclus dans un débat plus large dans les théories queer et féministes sur la question des identités cyborgs et des “inhumanités”.
Le transhumanisme peut être considéré soit comme une critique agressive de l’humanisme, soit comme une extension de certaines valeurs humanistes au-delà de la catégorie “humain” en tant qu’espèce. Il revendique que nous interrogions nos désirs et nos valeurs au-delà du hasard de Ce Qui Est, n’acceptant ni l’autorité des constructions sociales arbitraires comme le genre ni une soumission aveugle au fonctionnement présent de nos corps. Comme on pourrait s’y attendre, les problématiques liées à la transidentité ont été présentes au cœur du courant transhumaniste dès ses débuts. Mais les transhumanistes ont radicalement étendu ces questions pour les situer dans une collection plus large de luttes pour la liberté de construire et d’opérer nos corps et notre environnement. Certains anarcho-transhumanistes travaillent sur des projets concrets qui visent à offrir aux humains plus de contrôle sur leur corps — l’opération de cliniques d’avortement, la distribution de naloxone, ou l’impression 3D et l’open-source de prothèses pour enfants.
Mais les transhumanistes portent aussi des questions plus radicales comme : Comment est-il possible que notre société, non contente de seulement se résigner au vieillissement et à la mort imposés à nos aînés, aille jusqu’à moraliser en faveur de leur perpétuelle extermination ? La lutte pour l’extension de l’espérance de vie ne représente certainement pas l’entièreté du transhumanisme, mais c’est un exemple important du type de combat que les transhumanistes initient et continuent, étonnamment, de porter souvent seuls. L’idée qu’une vie objectivement “bonne” ne dure que soixante-dix ou une centaine d’années mais pas plus est clairement arbitraire, et pourtant cette opinion est à la fois presque universelle et défendue avec ferveur. Beaucoup des premiers transhumanistes furent choqués de cette réponse, mais elle illustre bien à quel point il est facile de devenir un défenseur ardent d’une catastrophe présente par peur de devoir reconsidérer les a priori sur lesquels on s’appuie dans sa propre vie. De la même façon que seront défendus le service militaire obligatoire ou le meurtre d’animaux pour en faire de la nourriture, les arguments en faveur de la mort sont clairement des postures purement défensives, et auxquelles des objections rationnelles sont facilement formulables.
• “La mort donne sens à la vie.” Et mourir à soixante-dix ans a-t-il plus de sens que mourir à cinq ou à deux cents ans ? Si une femme de quatre-vingts ans obtenait de quoi vivre et travailler sa poésie pour cinq décennies de plus, serions-nous si gênés dans notre recherche de sens au point qu’il serait préférable de l’exécuter ?
• “Nous nous ennuierions très vite.” Cet argument ne ressemble à rien d’autre qu’à une raison de construire un monde moins ennuyant ! Oubliez même les possibilités folles que nous permettraient l’anarchisme et le transhumanisme ; il faudrait presque trois cent mille ans pour lire tous les livres déjà publiés. Il y a 100 millions de morceaux de musique enregistrés dans le monde. Il y a des milliers de langues avec leurs propres richesses de concepts et de poésie. Il y a des centaines de champs de recherche, complexes et fascinants, dans lesquels se plonger. Il y a un monde d’expériences et de nouveaux types de relations à découvrir. Sans doute que nous pourrions profiter d’au moins quelques petits siècles de plus.
• “Les idées cesseraient d’évoluer.” Le génocide systématique est sûrement la réponse la plus absurde et terrifiante qu’il soit au problème de la rigidité des perspectives et identités des gens. Plus de cent milliards d’humains sont morts depuis les premiers pas de l’Homo sapiens. Au mieux, ils sont à peine arrivés à nous transmettre une infime partie de leurs expériences, de leurs idées et de leurs rêves avant que tout le reste de leur subjectivité disparaisse abruptement. Il est courant de dire que chacun de nos aînés qui meurt est une bibliothèque qui brûle. Alors nous avons déjà perdu 100 milliards de bibliothèques. Il existe une infinité de façons de vivre et d’évoluer, si bien qu’il serait étrange que la façon actuelle, avec toutes les tragédies violentes, soudaines et irréversibles qu’elle implique, soit la meilleure d’entre toutes.
L’extension de l’espérance de vie est un bon exemple et touche au cœur de ce que le transhumanisme offre comme continuation à la radicalité de l’anarchisme : la capacité à demander des justifications pour les conventions et normes sociales inexaminées, à remettre en cause les faits acceptés.
L’anarcho-transhumanisme déconstruit de nombreuses autres idées communes autant qu’il cherche à explorer et étendre le champ des possibles. La radicalité opère en recontextualisant nos suppositions et nos modèles usuels dans des contextes nouveaux pour voir ce qui en réchappe et pour en extraire les dynamiques les plus fondamentales.
L’anarcho-transhumanisme cherche à étendre l’anarchisme en le rendant plus résistant afin qu’il soit mieux adapté au futur, à toutes les situations et pas seulement celles spécifiques à un certain contexte. Il serait facile d’objecter que “ces discussions à propos de techniques relevant de la science-fiction nous distraient de réelles considérations pratiques”. Les anarcho-transhumanistes ne défendent certainement pas l’abandon du travail quotidien des luttes et projets anarchistes. Mais c’est justement sa capacité à anticiper qui a souvent permis à l’anarchisme de décrocher ses plus grands succès. On pourra facilement s’accorder qu’une grande partie du potentiel de l’anarchisme a historiquement dérivé de ses prédictions correctes. Et il s’agit d’une tendance générale. Même si Internet est évidemment le théâtre de conflits majeurs aujourd’hui, beaucoup des libertés qu’il nous assure furent gagnées il y a quelques dizaines d’années par des radicaux qui s’occupèrent de remarquer les ramifications et l’importance de ces phénomènes sociaux et institutions bien avant que l’État ou le capitalisme n’en saisissent toute l’envergure.
D’un autre côté, s’il y a bien une principale leçon à retirer des deux derniers siècles de lutte, c’est que les positions radicales ont souvent besoin d’énormément de temps pour mettre en place des réponses aux nouveaux événements. Les anarchistes se sont adaptés très lentement aux conditions changeantes. Il a souvent fallu une décennie ou plus pour tenter de nouvelles approches, s’accorder sur les bonnes, puis les répandre. Aujourd’hui, les militants de gauche radicale ont de plus en plus tendance à dédaigner toute considération du futur au prétexte qu’“On résoudra le problème par la praxis”. Mais cet argument se réduit souvent simplement à : “On trouvera comment faire par tâtonnement quand ça nous pétera à la gueule et qu’on n’aura plus le temps pour d’autres années d’erreur et d’hésitation”.
Les théoriciens et les activistes sont finalement en train de se rendre compte que la simplicité des réponses des militants radicaux et leurs longs temps d’adaptation les ont rendus prévisibles pour leurs adversaires, que leurs réponses instinctives ont déjà été intégrées aux plans des dirigeants et des patrons, où les résultats de leurs luttes serviront d’exutoire pour la société – aidant ainsi sans le vouloir à soutenir les pratiques et institutions déjà en place plutôt qu’à les combattre et les transformer.
Il peut sembler bizarre et déconnecté d’essayer de déterminer ce que les anarchistes entendent exactement par “liberté” dans un contexte technologique où les notions de “soi” et d’“individus” ne sont pas clairement définies, et où échouent les arguments classiques appelant simplement à l’autonomie. On pourrait chercher à nier la pertinence de divers phénomènes contemporains – deux jumeaux conjoints au cerveau qui utilisent des pronoms de manière peu conventionnelle – par rapport au projet de repenser les êtres humains et les connexions humaines.
Il pourrait aussi sembler facile de traiter des esprits multi-compartimentés comme des idées “marginales” ou “non pertinentes”, ou de juger les possibilités des technologies empathiques de communications cerveau-à-cerveau comme trop lointaines pour valoir le coup de s’y intéresser (oubliez les couples qui ont déjà testé quelques premiers prototypes). Mais en rejetant tout ce qui sort de nos expériences actuelles, on ne fait qu’enfermer l’anarchisme dans un contexte borné, le condamnant à devenir une tendance historique superficielle et bientôt dépassée – incapable de généraliser son approche ou de prétendre à des positions morales profondes ou justifiées. Restons clair : considérer proactivement ce qui est possible n’est pas la même chose que spéculer hasardeusement sur le futur. Les anarcho-transhumanistes ne font pas l’erreur de prescrire un seul avenir spécifique, de théoriser un plan et d’exiger que le monde s’y plie. Ils se battent plutôt pour nous ouvrir à une multiplicité de futurs.
II. Antécédents historiques
William Godwin est fréquemment identifié comme la première des figures proéminentes de l’anarchisme, même si Pierre-Joseph Proudhon sera plus tard le premier à utiliser le terme “anarchiste”. Godwin fut un philosophe important de l’utilitarisme et un nouvelliste, souvent éclipsé par sa partenaire Mary Wollstonecraft (régulièrement créditée comme la première féministe moderne) et leur fille Mary Shelley (régulièrement créditée comme la première nouvelliste de science-fiction). Godwin défendait l’abolition de l’État, du capitalisme, et de nombreuses autres formes d’oppression, mais il liait aussi son agenda émancipateur à de prescients appels à étendre radicalement nos capacités techniques, en considérant des possibilités telles que l’extension de l’espérance de vie et le triomphe sur la mort.
Godwin était seulement un anarchiste parmi tant d’autres à travers l’histoire à s’être exprimé en des termes radicalement transhumanistes. Voltairine de Cleyre, par exemple, louait le développement des libertés technologiques et voyait leur but final comme “une vie idéale, dans laquelle hommes et femmes seront comme des dieux, avec un pouvoir divin de jouir et de souffrir”. Les discussions autour de la transformation graduelle de l’humanité et de notre environnement ont été courantes historiquement dans les rangs anarchistes. Une des figures ayant le plus contribué à la propagation de l’anarchisme, Errico Malatesta, le présentait comme une marche éternelle vers plus de libertés : “Ce qui importe, déclarait-il, n’est pas que nous arrivions à l’anarchisme aujourd’hui, demain, ou dans dix siècles, mais que nous marchions vers l’anarchisme, aujourd’hui, demain, et toujours.”
Des anarchistes aussi anciens que Joseph Déjacque s’intéressaient déjà à des concepts fous tirés de la science-fiction, décrivant des mondes futurs où des machines automatiseraient le fait de faire la lessive, de laver la vaisselle, etc., et plusieurs allaient plus loin encore. En particulier, les anarchistes et socialistes russes juste avant la révolution bolchevique embrassaient une large diversité de mouvements d’avant-garde avec de grandes aspirations technoscientifiques. Ceux formant le courant cosmiste étaient les plus remarquables d’entre eux. Les penseurs cosmistes défendaient une extension radicale de l’espérance de vie, la fusion de l’humain avec la machine, et la colonisation spatiale. Même si de nombreux cosmistes étaient socialistes plutôt qu’anarchistes et furent éventuellement absorbés par l’URSS, influençant à la fois la course à l’espace et la culture soviétique, leurs slogans, comme “Storm the Heavens and Conquer Death” (NdT: “Assaillons les cieux et conquérons la mort”) ont été largement repris par les anarcho-transhumanistes d’aujourd’hui.
Bien que le terme parapluie de “cybernétique” soit moins en usage par les scientifiques aujourd’hui, un timide mouvement de “cybernétique” a attiré une quantité considérable d’attention et d’efforts intellectuels des années 50 aux années 70. Ce mouvement a souvent été séparé entre deux camps, le complexe militaire-industriel d’un côté, et les socialistes radicaux et anti-autoritaires de l’autre. Mais ce schisme politique était en réalité plus confus. Par exemple, l’anarchiste Walter Pitts, un déserteur sans-abris qui avait levé des fonds pour le combat contre Franco, devint un des fondateurs de la science cognitive. Beaucoup des thèmes de la cybernétique, comme les notions de rétroaction (en anglais, feedback) et de systèmes complexes auto-organisateurs, étaient évidemment en lien avec la pensée anarchiste, et ont été cités et utilisés par des anarchistes au sein de milieux militants plus conventionnels.
Les mouvements de l’open-source et du logiciel libre ont souvent dérivé des conclusions anarcho-transhumanistes de leurs idéaux. Et si la liberté exemplifiée par le logiciel libre était appliquée partout ? Et si nos corps et nos conditions environnementales étaient rendues aussi open-source et reconfigurables que nous aimerions que nos ordinateurs le soient ? De nombreux anarcho-transhumanistes aujourd’hui voient leur transhumanisme comme simplement une extension des valeurs d’ouverture et d’agentivité utilisateur au cœur du mouvement logiciel (et hardware) libre.
Il y a bien sûr un certain nombre de thèmes transhumanistes venant de la société en général qui ont trouvé leur chemin vers différents courants de l’anarcho-transhumanisme. Ils vont d’idées prométhéennes communes à de nouvelles interprétations de Nietzsche, en passant par l’Afrofuturisme et d’innombrables tendances des pensées féministes et queers.
III. Praticité
La majorité des anarchistes à travers le monde sont des activistes qui travaillent à des luttes très immédiates, comme nourrir les sans-abris ou résister aux régimes de restrictions de l’immigration. Il n’est donc pas surprenant que leurs préoccupations soient avant tout pratiques. L’objection la plus commune faite par beaucoup d’anarchistes contre l’anarcho-transhumanisme est que se concentrer sur le futur se ferait au détriment de la pratique transformative dans le présent. Elle vient souvent avec des critiques de l’“abstraction”, communes dans la gauche moderne, et appelle à recentrer avant tout la pratique et la théorie politique sur “la vie de tous les jours”.
Pourtant, il est intéressant d’interroger les conclusions que l’on peut tirer d’une telle orientation. Si nous vivions uniquement dans le présent sans aucune remise en question, nous ne serions pas conscients. La récursion mentale – modéliser nous-mêmes, les autres, et notre monde – est essentielle à la conscience elle-même. Ce qui fait un esprit en tant qu’esprit, c’est sa capacité à proactivement anticiper quelques étapes à l’avance – pour éviter de dévaler immédiatement la pente la plus raide comme un rocher, et plutôt saisir le contexte, le paysage de nos choix et nos chemins possibles, et parfois en choisir un qui ne nous satisfasse pas immédiatement.
Le danger de finir déconnecté existe toujours. Mais le futurisme ne confine pas du tout à une déconnexion avec les luttes du présent. Il a des implications, cependant, sur ce que nous devrions prioriser dans le présent ; par exemple, refuser d’accepter une réforme qui pourrait améliorer notre sort sur le court terme mais sérieusement gêner notre capacité à lutter dans le futur. Les libéraux sont connus pour leur refus de considérer le futur, une attitude qu’ils utilisent pour justifier des plans d’actions court-termistes comme la dévastation des écosystèmes naturels et la domination de l’État sur nos vies. Il y a bien sûr un peu de vérité derrière l’idée que nous devons parfois défendre nos conditions sur le court terme pour juste pouvoir continuer à lutter, mais nous devons toujours être conscients de ce que nous offrons en échange.
Une utopie socialiste démocratique pourrait améliorer immédiatement la vie de la plupart des gens. Et peut-être que nous pourrions atteindre une telle utopie si nous travaillions très durement à la réaliser. Mais il y a une limite aux bénéfices que peut apporter une solution reposant sur l’État. Et une fois qu’une telle utopie serait mise en place, ses tendances autoritaires pourraient s’amoindrir, ce qui rendrait le régime encore plus complexe à renverser pour les générations futures. En plus de montrer les obstacles sur le chemin qui nous attendent, l’anarcho-transhumanisme offre des perspectives directes sur nos luttes quotidiennes et notre résistance continue contre l’État.
Si le fascisme est si puissant, pourquoi n’a-t-il pas encore totalement triomphé ? Notre monde pourrait être bien pire qu’il ne l’est. Malgré toutes les sources de pouvoir de nos élites – toutes leurs richesses et tous les moyens de coercition qu’iels ont accumulés, toute leur mainmise sur l’infrastructure et l’idéologie, toute la planification et la surveillance systémique, toutes les inclinations des humains aux biais cognitifs, à la cruauté et au tribalisme –, ceux-ci ont clairement été défaits sur chaque front. Et les sociétés ou les mouvements qui ont cherché à se saisir plus directement des forces de l’autoritarisme ont échoué. Les anti-autoritaires – malgré une myriade de défauts et d’imperfections – ont gagné encore et encore.
La foule de ceux qui s’inclinent devant le pouvoir absolu, l’abandon et la violence irréfléchie, est innombrable. Et pourtant, les organisations populaires ont combattu avec succès leurs ambitions, débordé leurs conceptions du monde, fait taire leurs campagnes, saboté leurs projets, ont créativement répondu, les ont anticipés, et leur ont coupé l’herbe sous le pied à chaque détour. Les gens libres sont de meilleurs inventeurs, de meilleurs stratèges, de meilleurs hackers, et de meilleurs scientifiques, démontrant les qualités que le transhumanisme cultive – la capacité d’abstraction, de réflexion, et de persévérance. L’idéologie de la domination échoue à cause de son incapacité structurelle à gérer la complexité. Les philosophies du contrôle cherchent par nature à limiter les possibles ; la liberté cherche au contraire à étendre leur champ.
Avoir accès à plus d’outils veut dire plus de façons d’approcher un problème. Les “choix” qu’offrent certains outils peuvent être superficiels et avoir un impact limité. Choisir certains outils peut réduire l’étendue des choix disponibles dans d’autres cas. Mais, ultimement, il n’est pas possible d’étendre nos libertés sans également étendre nos choix d’outils. L’étendue des marges de manœuvre techniques favorise typiquement les attaquants plutôt que les défenseurs. Quand il y a plus de chemins par lesquels attaquer et défendre, les attaquants n’ont qu’à en trouver un, tandis que les défenseurs doivent tous les assurer. En conséquence, défendre des institutions expansives et rigides est de plus en plus dur à mesure que croit leur taille.
Ainsi, de manière générale, le développement technologique tend à faire pencher le rapport de force en faveur des minorités, les aidant à résister à la domination, et rend les habitudes culturelles du consensus et de l’autonomie essentielles, car tout le monde y gagne une forme de veto. Similairement, les technologies de l’information permettent des boucles de rétroaction positives et augmentent la complexité de nos structures socioculturelles. Alors que les plus primitives, comme la radio ou la télévision, ont été saisies par l’État et le capital pour créer une infrastructure monopolistique en faveur d’une culture monolithique, le vaste éventail des technologies regroupées sous le concept d’“Internet” a participé à autonomiser l’humain pour résister à cette tendance et promeut toujours plus de fluidité des idées entre des sous-cultures toujours plus complexes.
Elles offrent une capacité de résistance incroyable en rendant le contrôle de masse de plus en plus dur. Ce qui est “cool” change si vite et est si divers et imprévisible que les politiciens et les entreprises trébuchent de plus en plus en essayant de l’exploiter. Les anarcho-transhumanistes ont défendu l’idée que cette complexité socioculturelle rétroactive constitue une singularité, non pas technologique mais sociale—un phénomène par lequel des découvertes s’alimentent collaborativement elles-mêmes et grandissent trop vite pour être prédites ou contrôlées. La Silicon Valley tente désespérément d’éviter la réalité du fait que la profitabilité de l’entière industrie de la publicité est en baisse. Depuis la démocratisation d’Internet, les gens ont commencé à apprendre, et, de manière générale, les publicitaires ont de moins en moins d’impact. Tout ce qui demeure marginalement efficace sur les plus jeunes générations est plus individuellement ciblé et demande plus d’efforts. Pensons aux compagnies qui essayent de créer des mèmes ou bien qui payent des influenceurs sur Instagram pour faire la publicité de leurs produits. Mais ces approches offrent de moins en moins de résultats. Quand une sous-culture numérique hypercomplexe ne dénombre plus que trente adolescents, elle ne vaut plus l’´énergie investie par les entreprises pour essayer de les cibler.
Les anarchistes qui demeurent sceptiques des stratégies et des prédictions, qui préfèrent à la place se concentrer sur la “vie de tous les jours” et sur l’immédiat, présentent souvent leur hostilité aux abstractions comme faisant partie d’un plus large rejet de la “médiation”. Pourtant, toutes les interactions causales sont “médiées”. L’air médie le son de nos voix. Le champ électromagnétique médie notre capacité à voir. Les cultures et les langues médient les concepts que nous voulons exprimer. Ce point peut sembler absurde, mais il est profond. Il est compliqué d’établir une métrique objective de ce qui constitue plus ou moins de “médiation”, et c’est encore plus dur d’essayer puis d’affirmer ensuite qu’une telle métrique signifie réellement quelque chose. Il n’existe rien de tel qu’une ”expérience directe”. Voir quoi que ce soit requiert une quantité immense de calculs pour que les colonnes neuronales dans notre cortex visuel transforment les purs signaux électriques en d’autres signaux encore plus abstraits. Les artefacts de cette transformation se retrouvent dans les illusions d’optique et autres hallucinations communes dont nous pouvons être victimes. À leur tour, ces expériences déterminent quels circuits de reconnaissance des motifs se forment dans notre cerveau et avec quelle force. Faire une expérience “directe” sans aucune médiation reviendrait à ne faire l’expérience de rien du tout.
On peut certainement essayer de distinguer les formes de médiation “artificielles” des autres types, mais une telle distinction n’est pas fondamentalement corrélée avec le degré de fidélité ou de profondeur des expériences ainsi médiées. Bien qu’on ne ressente pas de la même façon le danger de quelqu’un espionnant ou censurant notre réseau Wi-Fi communautaire, une telle interférence ou un tel sabotage peuvent être appliqués de diverses manières à toutes nos formes de communication, en particulier les constructions culturelles et linguistiques.
Il n’y aurait pas de sens à parler de “plus” de médiation, mais plutôt de différentes formes de médiation avec leurs propres avantages et inconvénients contextuels. Même un anarcho-primitiviste comme John Zerzan porte des lunettes pour améliorer sa capacité à faire visuellement l’expérience du monde autour de lui. Par cet aspect, il est transhumaniste. Finalement, les technologies modernes peuvent être utilisées pour étendre la profondeur et la richesse de notre engagement avec le monde et notre prochain.
IV. Contre le primitivisme
L’anarcho-transhumanisme est principalement apparu comme une réponse explicite à l’anarcho-primitivisme; beaucoup des premiers anarcho-transhumanistes furent d’anciens primitivistes. En conséquence, et par opposition au mouvement transhumaniste plus large, qui tend à très peu adresser les critiques primitivistes, l’anarcho-transhumanisme fut fondé pour répondre à leurs inquiétudes.
L’anarcho-transhumanisme insiste que le transhumanisme ne cherche pas à affirmer que tous les outils et leurs applications sont dans tous les contextes merveilleux et sans le moindre aspect problématique à considérer, explorer, rejeter, remettre en question ou changer. Il ne défend pas non plus toutes les infrastructures ou normes d’outils qui existent actuellement. Les transhumanistes sont loin d’imaginer que toutes les technologies sont positives dans toutes les situations, que les outils ne sont jamais biaisés par nature, ou qu’un ensemble spécifique et arbitraire de “bonnes” technologies devrait être imposé à tout le monde. Plutôt, les transhumanistes défendent que les gens devraient avoir plus d’agentivité et de choix par rapport à leur façon de faire l’expérience du monde.
Être mieux informé et avoir un plus large éventail d’outils dans lequel choisir est central. Dans son sens le plus large, la “technologie” est juste n’importe quel moyen de faire quelque chose, et la liberté est l’accès à plus d’options et de moyens. Bien qu’ils reconnaissent qu’il y aura inévitablement en pratique une foule de complications liées aux différentes spécificités contextuelles, les transhumanistes souhaitent ultimement juste plus d’options pour vivre leur vie, de la même façon que les anarchistes ont souhaité avoir à disposition le plus de tactiques possibles. Parfois une tactique ou un outil sera meilleur pour une tâche donnée, parfois non. Mais étendre la liberté nécessite ultimement d’étendre les options techniques.
Ce qui est regrettable à propos de notre condition actuelle, c’est la façon dont les technologies sont censurées jusqu’à ce que tout ce qui nous soit autorisé se réduise à une seule monoculture technologique, souvent dotée d’importants biais. D’un côté, des technologies plus primitives sont écrasées et effacées. De l’autre, le développement technologique est vicieusement ralenti ou interrompu par les lois sur la propriété intellectuelle et une collection d’autres injustices. De la même façon, le contexte du capitalisme et de l’impérialisme tord l’ordre de quelle technologie sera la plus profitable, et donc quelle voie de recherche sera explorée. Cela ne veut pas dire que les inventions technologiques produites sous le capitalisme sont par nature corrompues ou inutiles. Et cela ne veut certainement pas dire que nous devrions recommencer du début en ignorant toutes les découvertes et tous les savoirs accumulés jusqu’ici. Mais beaucoup des industries et des formes de marchandises qui sont standard dans notre société seraient irréalistes et indésirées dans un monde libéré.
Par exemple : il y a de nombreuses manières de fabriquer des panneaux solaires photovoltaïques, mais quand la République Populaire de Chine fait usage du travail d’esclaves et du droit de préemption pour s’emparer, mettre à nu et empoisonner de vastes étendues de terres, de telles actions peuvent réduire le coût de certaines terres rares—et donc conduire plus d’argent vers la recherche en photovoltaïque qui fait usage de ces matériaux artificiellement bon marché plutôt que vers des méthodes durables faisant usage de matériaux plus communs. Les forces militaires au Congo autorisent prétendument à remplacer les mineurs canadiens de coltan par des esclaves travaillant dans des conditions inhumaines. Considérez aussi l’exemple d’Augustin Mouchot, qui présenta il y a deux siècles à l’exposition universelle, en utilisant pas grand-chose de plus que de simples miroirs, un moteur à vapeur et énergie solaire complètement fonctionnel, et qui était à l’époque totalement rentable. Ce moteur aurait été mis en production si les Britanniques n’avaient pas gagné quelques batailles en Inde, leur permettant ainsi de réduire en esclavage une large population et de les mettre au travail pour extraire du charbon, en réduisant ainsi dramatiquement le prix. C’est un simple fait que la violence institutionnalisée altère fréquemment la profitabilité à court terme de certains champs de recherche.
Le primitivisme simplifie à outrance la situation, en prétendant que ce qui existe actuellement est nécessairement la seule manière de permettre certaines technologies. Il sous-entend aussi fréquemment l’existence d’une seule histoire linéaire du développement technique, tel que tout soit dépendant de tout ce qui a jamais existé avant, et ignorant ainsi l’immense extensivité et diversité des options réelles, et échouant à analyser le vaste potentiel de reconfiguration. Toute discussion sur la “civilisation”, par exemple, va nécessairement impliquer un récit généralisateur et sur-simplifié. Notre histoire réelle est bien plus riche et complexe que ce qu’un simple récit fait de tendances historiques peut rapporter. Les systèmes de pouvoirs nous accompagnent depuis longtemps et sont profondément liés à presque chaque aspect de notre société, de notre culture, de nos relations interpersonnelles, et de notre infrastructure matérielle. Mais si, en utilisant le terme de “civilisation”, on veut en fait faire référence à une sorte de “culture des villes” fondamentale, il serait étrange d’y inscrire le concept de domination à ce stade.
Les systèmes de pouvoir ont toujours imposé des contraintes dans toutes les sociétés humaines, depuis les chasseurs-cueilleurs. Bien que les sociétés à grande échelle aient naturellement rendu possibles de plus impressionnantes démonstrations de domination, la domination en elle-même n’est pas inhérente à la structure de ces sociétés.
À travers l’ensemble des traces historiques, les villes ont été très diverses par leur degré de hiérarchisation interne et leur rapport aux autres villes et environnements voisins. Beaucoup de cultures urbaines n’ont laissé aucune trace de hiérarchies ou de violence. Les sociétés urbaines les plus égalitaires et anarchistes n’ont pas gaspillé d’énergie à construire d’immenses monuments ou à mener des guerres, et apparaissent donc moins dans les recueils historiques qui nous sont disponibles. De plus, parce que nous vivons actuellement sous un régime global oppressif, il va de soi qu’à un certain moment, toute société plus libertaire a dû être conquise — et les gagnants détruisent souvent intentionnellement l’histoire de ceux qu’ils subjuguent.
De manière similaire, les historiens non anarchistes ont supposé que la présence de coordination sociale ou d’innovation technologique dans les cultures urbaines égalitaires et pacifiques était une preuve de l’existence d’une forme d’autorité étatique — même lorsqu’il n’y avait aucun signe de l’existence d’une telle autorité, et au contraire, de forts indices la contredisant. Les zones de concentration urbaine sont apparues à de nombreux endroits, même avant l’apparition de l’agriculture. En effet, à plusieurs endroits à travers le globe où le terrain ne pouvait pas accueillir des villes permanentes, les gens ont quand même cherché à se rassembler en plus grand nombre et aussi longtemps qu’ils le pouvaient. Fréquemment, les membres de ces premières sociétés étaient alternativement chasseurs-cueilleurs ou citadins selon les saisons.
Ces faits ne sont pas cohérents avec une compréhension des villes comme résultant uniquement de concentrations incontrôlées de richesse et de pouvoir — comme un simple cancer. Si l’établissement de villes était une si mauvaise idée, pourquoi des populations ayant d’autres options les ont-elles choisies à tant de reprises ? La réponse, bien sûr, est que vivre en grands groupes augmente les options sociales offertes à chaque individu, ouvrant ainsi la porte à une bien plus grande diversité de relations possibles parmi lesquelles choisir. Plutôt que d’être confinés à des tribus de cent ou deux cents personnes, avec seulement l’occasion d’interagir avec les membres d’un nombre limité de tribus avoisinantes, les habitants des villes peuvent se découvrir des affinités sans être restreints par les conditions de leur naissance. Ils peuvent former organiquement et par choix leurs propres réseaux.
Mieux que dans une tribu, ils peuvent se débarrasser de l’insularité étouffante des groupes sociaux fermés. Il n’y a aucune bonne raison pour que vos amis soient obligés d’être tous amis entre eux aussi. Les villes permettent aux individus de tisser une vaste variété de relations, en les intégrant à des réseaux bien plus riches et vastes. Un tel cosmopolitisme permet et encourage l’empathie nécessaire pour dépasser l’aliénation tribale ou nationaliste. Il étend nos horizons, facilite l’entraide à une échelle incroyable et soutient des écosystèmes culturels et cognitifs bien plus riches qu’il ne serait autrement possible. S’il existe une seule caractéristique universelle des “cultures à villes” (autrement appelées “civilisations”), c’est un esprit d’anarchie sauvage, de complexité et de possibilités libérées. Et bien sûr, la coopération à grande échelle permet des développements technologiques qui élargissent le champ de nos conditions matérielles possibles. Ce que nous souhaitons, c’est un monde avec la connectivité battante du cosmopolitisme, mais sans la centralisation et la sédentarité caractéristique de bien des “civilisations.” Nous voulons honorer la promesse et le potentiel radical des villes qui ont conduit les humains à les bâtir encore et encore à travers l’histoire.
Bien sûr, nombre de primitivistes sont capables de profiter et reconnaître les bénéfices apportés par la civilisation. Ils peuvent même sentir une affinité pour les aspirations des anarcho-transhumanistes, mais quand même les croire naïves car un effondrement civilisationnel permanent est inévitable. Il est vrai que notre infrastructure et notre économie actuelles sont incroyablement fragiles, destructrices et tout sauf durables—servant et se mêlant de bien des façons aux systèmes sociaux d’oppression. Mais tant d’autres formes restent possibles. Notre civilisation globale n’est pas un tout unifié, mais un champ de bataille vaste et complexe figurant de nombreuses forces et tendances opposées. L’“inévitabilité” de l’effondrement supposément imminent est en fait elle-même plutôt fragile. N’importe quel événement isolé pourrait la dérailler. Une abondance d’énergie bon marché et durable, par exemple, ou de métaux rares. L’un conduirait à l’autre, parce que l’énergie bon marché permet de recycler plus efficacement les métaux, et que la disponibilité de métaux peu chers entraîne la baisse du coût des batteries et un accès plus simple aux sources d’énergies renouvelables comme le vent. La Terre n’est pas un système fermé, et, par exemple, plusieurs grandes entreprises sont actuellement en train de mener une course pour se saisir des ressources d’astéroïdes si riches en métaux rares que leur exploitation pourrait faire crasher le marché des métaux et fermer presque toutes les mines sur Terre.
Et notons qu’il est hautement improbable qu’un effondrement civilisationnel nous renvoie à un Eden idyllique. De nombreux centres du pouvoir survivraient probablement, presque aucune société ne régresserait plus loin que l’Âge de Fer, des milliards de personnes mourraient horriblement, et la destruction écologique soudaine serait démesurée. Il apparaît même que la croissance des forêts dans l’hémisphère nord conduirait ironiquement à empirer le réchauffement climatique, car les arbres sont finalement de mauvais filtres à carbone, et que le changement de l’albédo de la Terre (par les forêts plus sombres) lui ferait absorber plus d’énergie du soleil.
Quelles que soient les chances, nous devons lutter contre l’inimaginable holocauste d’un effondrement. Nous avons une obligation morale à combattre, à nous occuper de notre futur et de notre environnement, et à prendre nos responsabilités vis-à-vis de notre destin. Seule la science et la technologie seront capables de réparer les désastres tels que la désertification du Sahara, gérer les horreurs du massacre écologique, et soigner notre terre.
V. Pessimisme et possibilités techniques
Une des inquiétudes les plus courantes par rapport au transhumanisme vient d’une mécompréhension de la distinction entre « physiquement possible mais pas encore réalisé » et « qui sait ? ». Beaucoup de cette inquiétude vient d’une méconnaissance des domaines scientifiques impliqués. Personne ne débattrait jamais pour savoir s’il est possible de construire une cabane à l’envers dans les arbres ; cela requiert juste un peu de travail. Bien que certaines idées soient hautement spéculatives, beaucoup des projets dont parlent les transhumanistes sont nettement du côté « faisable » du spectre — leur possibilité n’est pas niée par la physique, les mathématiques, la chimie ou autre ; ils ne requièrent pas l’existence des trous de ver, par exemple. Les problèmes qui s’opposent à notre accomplissement des buts transhumanistes sont simplement de l’ordre de l’ingénierie, même s’ils peuvent être difficiles — des problèmes sur lesquels quantité d’experts travaillent et que le consensus établi est confiant de résoudre.
Le minage d’astéroïdes, par exemple, n’est pas plus inimaginable ou impossible aujourd’hui qu’envoyer des satellites en orbite terrestre ne l’était dans les années 1940. Nous savons que nous sommes capables de le faire ; nous savons que ce sera utile ; il nous faut juste nous atteler à la montagne de travail nécessaire pour y arriver. CRISPR (Courtes Répétitions Palindromiques Regroupées et Régulièrement Espacées) était une avancée majeure en thérapie génique, mais elle n’était significative qu’en vertu de la soudaineté de l’avancée ; les modifications génétiques n’ont jamais été pensées comme infaisables. Toute estimation de la durée nécessaire avant un développement technologique donné est naturellement subjective. Mais il faudrait mobiliser des arguments conspirationnistes et anti-scientifiques pour prétendre que créer et employer des robots de minage sera impossiblement difficile — ou demandera tant de travail humain que leur invention ne représentera pas un gain d’efficacité.
On entend couramment dans les milieux radicaux de gauche que les technologies durables sont des mythes. Cette affirmation est profondément fausse, mais compréhensible étant donné la quantité de greenwashing fait par les entreprises et la mauvaise représentation des technologies dans les médias. Il est facile de faire un peu de recherches et de se convaincre que les scientifiques ont systématiquement négligé des données telles que les analyses de cycle de vie des objets. En vérité, une réduction des empreintes carbone par un facteur cent ou même mille ne serait pas négligeable mais ferait une différence monumentale — et de telles réductions sont dans certains cas très réalisables. Les humains ont toujours eu un impact sur leur environnement, et les écosystèmes terrestres n’ont jamais été statiques. Notre but ne devrait pas être une sorte de mode de vie fixe et rigidement contraint avec un impact nul ; à la place, nous devrions chercher à explorer et faire usage de notre ingéniosité d’une manière qui ne vandalise pas notre planète. Si nous investissions une petite fraction des énergies tirées des hydrocarbures dans les technologies d’énergie solaire, nous aurions le potentiel de rendre les hydrocarbures obsolètes. Même s’ils furent sans question une révolution énergétique par leur efficacité, il est possible d’obtenir des rendements importants de l’énergie solaire, même en utilisant uniquement des technologies des années 1800 à partir de miroirs et de conduites à vapeur.
Nous avons de nombreuses options de batteries condensées, et bien d’autres encore sont en développement — par exemple, en stockage biochimique à haute densité. Pendant ce temps, la technologie des cellules photovoltaïques a franchi chaque supposé obstacle qu’on lui redoutait ; et les matériaux nécessaires à leur exploitation efficace ont été radicalement diversifiés. Les options disponibles actuellement incluent des approches très simples avec une empreinte écologique minuscule. Le rendement énergétique du solaire est presque de 12, et encore en train de décoller. L’efficacité du solaire a atteint un stade tel que des gouvernements tels que l’Espagne ont imposé une taxe supplémentaire sur ses utilisateurs afin que les carburants fossiles et les réseaux centralisés puissent demeurer compétitifs.
Bien que le nucléaire soit encore connoté très négativement par la pensée éco-punk des années 1980, beaucoup des inquiétudes liées ne sont valides que dans le contexte des réacteurs d’époque Guerre froide, construits pour être hautement centralisés, gérés par l’État, et conçus de telle façon à ne fonctionner qu’avec des matériaux capables de produire des produits dérivés utilisables par l’armement. Au contraire, beaucoup de plans de réacteurs au fluorure de thorium sont structurellement incapables de subir des accidents de fusion du cœur, fonctionnent à partir de matériaux radioactifs présents en quantité dangereuse sur la surface terrestre, et produisent des déchets avec une demi-vie relativement courte. Similairement, malgré le journalisme douteux sur la « fusion à froid » et les affirmations trop optimistes des années 1980 sur la fusion nucléaire simple qui ont conduit les talk-shows à tourner le sujet en ridicule, il demeure un projet raisonnable, et une promesse connue d’incroyables sources d’énergie propre, limité uniquement par des problèmes d’ingénierie plutôt que par de strictes impossibilités scientifiques. Et l’histoire récente abonde en enchaînements de succès incrémentaux et d’espérances dépassées.
Même si toutes ces technologies pourront s’avérer de bonnes sources d’énergie, la seule façon assurée d’inverser le réchauffement climatique au stade où nous en sommes repose sur les technologies négatives en carbone, qui produisent du carbone solide en tant que déchets. Des techniques éprouvées capables d’exactement cela — d’anciennes technologies de gazéification jusqu’à une variété d’approches autour des fermes à algues — nous sont déjà disponibles. Le fait qu’aucune d’entre elles n’ait encore été largement adoptée est un problème politique, pas scientifique. La violence étatique dissimule les manques causés par l’incroyable inefficacité de notre infrastructure, car le maintien de celle-ci profite aux entités économiques centralisées et de grande échelle. Similairement, une grande part de notre consommation énergétique est dédiée actuellement aux frivolités et à la guerre, l’offre et la demande sont agressivement déformées, et les coûts environnementaux ont systématiquement été épargnés à certaines entreprises et industries.
Rien de tout cela n’est une fatalité. Le développement technique étend naturellement nos options. Il n’est pas surprenant qu’il ne soutienne pas le développement de ces structures massives, centralisées et grossières, et qu’il encourage plutôt les approches naturelles, décentralisées et polyvalentes telles que l’impression 3D et l’open-source.
VI. Autres pensées transhumanistes et prométhéennes
Le transhumanisme est une position plutôt simple, ce qui explique la grande diversité de personnes qui s’en réclament ou qui en ont été inspirées. Inévitablement, certains d’entre eux sont trop court-termistes ou réactionnaires, et dans l’esprit de beaucoup de gens, le terme « transhumanisme » évoque l’image d’idéologues d’extrême droite dans la Silicon Valley.
Par chance, une partie des réactionnaires a abandonné le transhumanisme en reconnaissant sa nature émancipatrice par rapport aux problématiques de genre, de race et de classe, et a rejoint une forme de fascisme pour intellectuels appelée “néo-réaction”, un prédécesseur et un composant potentiel de l’alt-right. Dans un renversement amusant, certains d’entre eux croient et espèrent maintenant un effondrement de la civilisation. Ils s’attendent à ce qu’il mène à un monde post-apocalyptique où domineront leurs idées sur l’essentialisme biologique — un monde où les « vrais hommes alpha » régneraient en seigneurs de guerre, tandis que le reste de l’humanité serait réduit en esclavage, violé ou chassé. Ou un monde où nous serions contraints de retourner à des structures tribales, permettant l’établissement d’identités nationalistes, de hiérarchies sociales et de traditionalisme à petite échelle. D’autres imaginent de petits fiefs dirigés par des entreprises et une sorte d’IA divine qui aiderait à maintenir leurs structures d’autorité préférées, empêchant les groupes opprimés d’accéder à des outils de résistance.
Les anarcho-transhumanistes sont soulagés que de tels courants se soient désolidarisés du mouvement transhumaniste en général. Cependant, nous devons admettre que la majorité des transhumanistes s’identifient encore aux idéologies libérales, au socialisme d’État, à la social-démocratie et à d’autres cultes technocratiques similaires de l’autorité. Les transhumanistes non anarchistes sont politiquement naïfs au mieux, et dangereux au pire ; le transhumanisme sans l’anarchisme est totalement intenable.
Un monde dans lequel tout le monde dispose d’une plus grande agentivité physique est un monde dans lequel tous les individus deviennent super capables, et donc obligés de résoudre les désagréments par consensus, comme si tout le monde avait un veto, plutôt que par la coercition d’une démocratie majoritaire. Offrir à tout le monde les outils de la technique, tout en restreignant d’en haut ce qu’ils peuvent en faire ou inventer, est impossible en dehors d’un système violemment autoritaire qui interdirait presque toutes les fonctions de ces outils. Prenez par exemple les difficultés à imposer et faire respecter les lois sur la propriété intellectuelle sur Internet, ou la guerre contre l’informatique à usage général. En ce sens, tous les transhumanistes étatiques échouent à défendre leurs idéaux transhumanistes à cause de leur peur persistante de la liberté et des prolétaires libérés.
Philosophiquement, il est impossible de concilier le but transhumaniste d’un plus grand contrôle de nos corps et de nos environnements avec la défense concurrente d’institutions sociales oppressives qui contraignent notre agentivité. Ces différences de valeurs se manifestent de plusieurs façons. Les anarcho-transhumanistes sont évidemment beaucoup moins enclins que les transhumanistes étatiques à laisser les États et les capitalistes monopoliser le contrôle ou le développement de nouvelles technologies. Ils mènent de sérieux efforts de résistance — des efforts pour à la fois attaquer les infrastructures centralisées de l’oppresseur et pour mettre leurs recherches et leurs outils à disposition de tout le monde.
Plus à gauche, l’héritage du cosmisme continue dans les cercles des socialistes et communistes étatiques. Il existe une tradition distincte, l’accélérationnisme de gauche, ainsi qu’une idée plus diffuse mais populaire souvent appelée « Fully Automated Luxury Communism » (Communisme de luxe complètement automatisé). Ces traditions sont vaguement marxistes plutôt qu’anarchistes, et ne s’identifient pas systématiquement comme transhumanistes, mais elles ont toujours été en lien étroit avec les anarcho-transhumanistes. Des traditions comme le Xenoféminisme se trouvent souvent à l’intersection des courants anarchistes et marxistes pro-technologie.
Il est indéniable qu’il y a beaucoup de points de convergence entre les aspirations politiques et économiques des anarcho-transhumanistes et ces traditions marxistes orientées vers l’extension des richesses accessibles à chacun. Beaucoup ont commenté les convergences de l’anarchisme et du marxisme lorsque les « moyens de production » sont réduits de mécanismes à grande échelle, nécessitant une gestion et une supervision par de grands groupes, à des techniques et des appareils opérables par des individus (comme lorsque les usines sont remplacées par des imprimantes 3D). Cependant, des différences significatives demeurent. Le schisme entre le marxisme et l’anarchisme a souvent été décrit comme un conflit entre la philosophie politique et l’éthique politique. Les anarchistes se concentrent sur leur opposition aux formes de domination et de contrainte à tous les niveaux, pas seulement au niveau macroscopique ou institutionnel. Et ils désirent plus qu’une simple société sans classes : ils aspirent à un monde sans relation de domination, et leurs considérations éthiques les poussent nécessairement à remettre en cause les relations de domination interpersonnelles, y compris les formes plus complexes, subtiles, informelles, voire mutuelles, de relations de domination et de contrainte.
Bien que les anarchistes partagent le désir d’un monde où les bienfaits de la technologie permettraient un monde d’abondance et libéreraient tout le monde des pénibilités du travail, il est impossible, en tant qu’anarchistes, d’accepter les prescriptions des accélérationnistes de gauche qui louent le « verticalisme » — leur défense des organisations hiérarchiques. Les accélérationnistes de gauche, comme Nick Srnicek et Alex Williams, ont critiqué la gauche mainstream pour son immédiatisme court-termiste, mais les anarchistes trouvent dans les détails de leurs stratégies beaucoup des mêmes tendances marxistes pour l’établissement d’une élite dont les membres conduiraient la révolution ou la société. Cette allégeance les amène à sympathiser avec et mal identifier certains aspects de notre monde, suggérant que certaines structures corporatistes et étatiques sont nécessaires, plutôt que des cancers dispensables soutenus par la violence systémique et écrasant activement le développement scientifique et technologique.
Plus généralement, le marxisme partage une tendance troublante avec son rejeton idéologique, le primitivisme, qui consiste à parler en termes très abstraits et macroscopiques comme « le capitalisme » ou « la civilisation ». Dans les analyses marxistes, ces entités sont dotées d’une certaine volonté ou d’un certain but, et tous leurs éléments sont vus comme des dynamiques constituantes au service d’un tout, plutôt que comme potentiellement opposées et réarrangeables. Les marxistes et les primitivistes sont ainsi souvent aveugles aux aspects de la société nouvelle émergente des cadres de l’ancienne, ainsi qu’aux opportunités de résistances efficaces et de changements positifs, qui ne sont pas forcément des accidents totaux et cataclysmiques.
VII. Autres considérations
Les véganes ont été parmi les plus fervents partisans de l’anarcho-transhumanisme, sachant très bien que ce qui est « naturel » peut ne pas être éthique. Les biohackers ont travaillé sur des projets tels que la production des enzymes du lait présentes dans le fromage par des levures. (Pour en produire, il suffit alors de placer les levures dans un conteneur chaud avec du sucre, et de les regarder se multiplier !). D’autres ont, par exemple, travaillé sur des variétés d’algues modifiées qui produisent à partir du soleil les protéines et glucides dont nous avons besoin bien plus efficacement que l’agriculture traditionnelle, tout en permettant des réductions dramatiques, voire l’élimination complète des morts liées à l’utilisation des tracteurs.
Une petite partie des écologistes a envisagé l’idée d’une défense plus éthiquement engagée, imaginant un futur où, après avoir réensauvagé la majorité de la planète et restauré ses écosystèmes, nous pourrions introduire quelques micro-changements pour réduire la souffrance des espèces non humaines. Les militants pour la libération des animaux critiquent depuis longtemps l’esclavage toléré par la « domestication » animale, et l’injustice de la sélection des animaux à notre service. Mais à quoi pourrait ressembler aider les animaux dans leur propre quête d’émancipation ? C’est un champ pour l’instant spéculatif appelé « uplifting » (rehaussement), et la perspective anarchiste sur la question a toujours été de centrer les perspectives du sujet lui-même, et de trouver des moyens de communiquer et de franchir les fossés culturels et phénoménologiques entre les êtres conscients (par exemple les cétacés, éléphants, pieuvres, primates).
Les tendances au cœur de l’anarchisme moderne en faveur de la libération animale s’expriment aussi dans nos réponses à la possibilité d’une intelligence artificielle générale. Il y a un courant notable dans les cercles transhumanistes non anarchistes qui se concentre sur le développement de l’IA, avec pour objectif de résoudre le problème de savoir comment contrôler un esprit plus intelligent que le sien. Beaucoup de transhumanistes sont convaincus que l’IA va accéder à une augmentation auto-entraînée de sa propre intelligence, lui permettant de changer le monde. Pour les anarchistes, cette fixation est ridicule étant donné les milliards d’esprits déjà vivants et sous-estimés. Si nous voulions libérer l’intelligence potentielle dans notre société, alors le chemin le plus sûr et le plus rapide serait de libérer et aider à l’émancipation de tous les potentiels Einstein actuellement abandonnés dans des bidonvilles, des favelas, des mines à ciel ouvert et dans des champs partout sur Terre.
Le transhumanisme s’est historiquement distingué d’autres approches techno-positivistes précisément par son focus sur les changements personnels. Si tu veux que quelque chose soit fait, tu devrais le faire toi-même. Si tu es inquiet des valeurs qu’un esprit étranger amené brutalement à la vie à partir de rien risquerait d’adopter, tu devrais commencer plutôt par t’intéresser aux humains cherchant à étendre leurs propres capacités. Et bien qu’on puisse raisonnablement prévoir des avancées rapides de nos capacités cognitives et mémoires individuelles, c’est notre manière de communiquer et collaborer les uns avec les autres qui a fait fonction de réelle limite à nos progrès. Plutôt qu’une course à l’intelligence artificielle générale, beaucoup d’anarcho-transhumanistes ont défendu que nous devrions nous concentrer plutôt sur les bienfaits des technologies qui améliorent ou étendent nos connexions entre nous, pour que nous puissions collectivement dépasser n’importe quelle IA.
Il est assez terrifiant de voir que la question par défaut à propos de l’IA a été : « Comment pouvons-nous la contrôler/l’exploiter le plus efficacement ? » En tant qu’anarchistes, notre position est évidente : si nous développions de tels esprits, ils mériteraient empathie et liberté. Trop souvent, ceux des communautés concentrées sur l’IA qui ont dérivé des cercles transhumanistes abandonnent les considérations éthiques dans leurs recherches. Ce paradigme est profondément anti-transhumaniste en ce qu’il privilégie une forme statique d’humanité avec un ensemble spécifique de valeurs et de désirs, puis réduit tous les esprits non-humains à servir ces buts. La philosophie du transhumanisme est d’accepter la fluidité et la nature transitoire de l’ »humain », et non de s’accrocher à l’humanité dans sa forme spécifique actuelle.
Comme on peut s’y attendre, en ce qui concerne les personnes neuroatypiques ou vivant avec un handicap, la position transhumaniste et anarcho-transhumaniste est de laisser toutes les architectures physiques et cognitives s’épanouir. Il est important de mener une attaque radicale contre les clichés et les normes sociales contraignantes pour qu’une plus grande diversité d’expériences puisse être vécue sans oppression. En même temps, il est aussi important de fournir aux personnes les outils nécessaires pour exercer un contrôle sur leur corps, leur esprit et leurs conditions de vie. Chaque personne devrait pouvoir choisir individuellement quels facteurs constituent des impairs gênants dans leur propre vie, et quels facteurs sont des éléments de leur identité et de leur expérience de vie dans son unicité.
Ultimement, le transhumanisme est une subversion de la différence entre « handicap » et « augmentation », et de celle entre « désir » et « besoin ». Aucune norme ne devrait être imposée par l’oppression. Au contraire, les individus devraient tous être libres de vivre comme ils le souhaitent.
- Interview avec Voltairine de Cleyre. 1894. The Sun (4 Mars). Center for a Stateless Society.
url : https://c4ss.org/content/45277. - Malatesta, E. n.d. “Towards Anarchism.” Anarchy Archives. url : http://dwardmac.pitzer.edu/
Anarchist_Archives/malatesta/towardsanarchy.html. - Srnicek, N., and Williams, A. 2015. Inventing the Future: Postcapitalism and a World Without Work. New York: Verso.
- Real Vegan Cheese. n.d. What’s vegan cheese? https://realvegancheese.org/
- Bostrom, N. 2014. Superintelligence: Paths, Dangers, Strategies. Oxford: Oxford University Press.
The Anarchist Library
Anti-Copyright
William Gillis
Anarchy and Transhumanism
2020
The Routledge Handbook of Anarchy and Anarchist Thought (edited by Gary Chartier and
Chad Van Schoelandt), chapter 30, pp. 416-428
Online: taylorfrancis.com. Adapted from An Anarcho-Transhumanist FAQ.
theanarchistlibrary.org
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