
Retranscription d’une interview d’Emilio Minassian parue chez nos camarades de Courant Alternatif, afin de défendre une lecture et une perspective de classe de la situation en Palestine-Israël, au moment d’un cessez-le-feu plus que fragile.
D’abord un mot sur « d’où je parle », comme on dit. Je ne suis pas palestinien, j’ai passé régulièrement quelques mois en Cisjordanie ces vingt dernières années en jouant des casquettes habituelles des Occidentaux de gauche qui se rendent dans les Territoires : activités de solidarité, petits documentaires, recherche universitaire sans suite. Sans doute que ça a relevé à plein d’endroits d’une forme de tourisme militant, à la sauce marxiste-toto.
J’ai assez vite essayé d’esquiver les cadres sociaux dans lesquels le militantisme pro-palestinien projette, à savoir traîner avec des « professionnels » du récit de l’oppression, dans des rencontres balisées. J’y suis plus ou moins arrivé, selon les périodes, les contextes et l’énergie déployée, et plutôt du côté des chômeurs et des « voyous » des camps de réfugiés que des travailleurs (sans même parler des travailleuses) : les chômeurs ont du temps libre, et les « voyous » ont souvent envie de partager leurs histoires de luttes contre les forces armées (israéliennes mais aussi palestiniennes), d’emprisonnement et de torture (pratiquée dans les geôles israéliennes mais aussi palestiniennes).
Ouvrir sa gueule pour dire « il y a des classes sociales en Palestine » peut paraître décalé dans un contexte où depuis un an on noie les populations de Gaza sous les bombes. Sans doute que je ne le ferais pas, ou que je le ferais différemment, si c’était à Gaza et non en Cisjordanie que j’avais traîné mes guêtres. Je ne le fais pas pour mettre le massacre à distance, mais pour combattre l’idée d’une altérité radicale, d’une extériorité, de ce qui se passe au regard des rapports sociaux capitalistes, là-bas comme ici.
Tu défends l’idée qu’Israël-Palestine est une unité dans l’espace capitaliste mondial et de la région. Tu peux nous expliquer pourquoi ?
À l’origine, le projet sioniste conçoit une société juive séparée en Palestine. Ce projet conduit au nettoyage ethnique de 1947-1948, qui, pour n’être pas total, crée un espace « juif », alors essentiellement d’origine européenne. En 1967, avec l’occupation de la bande de Gaza et de la Cisjordanie, qui avaient été annexées qui par l’Égypte et qui par la Jordanie, la population du territoire administré par Israël cesse d’être essentiellement juive. C’est à la même époque que se construit un nationalisme proprement palestinien – et non plus « arabe ». On a pu alors avoir la sensation que deux « nations » se faisaient face sur un même territoire. Mais de ce nationalisme palestinien, à ce jour, n’a émergé aucune entité étatique séparée autre que sur la base de l’administration de « poches », à Gaza et en Cisjordanie. Le territoire contrôlé par Israël n’est pas constitué, d’une part, de territoires juifs, et, d’autre part, de territoires palestiniens. Il y a de nombreuses zones majoritairement palestiniennes dans les territoires de l’État formé en 1948, et une importante population de colons en Cisjordanie. Ce territoire est un puzzle où les distinctions nationales, pour peu que l’on renonce aux appartenances subjectives, font elles-mêmes l’objet de multiples subdivisions, qui, pour être ethnicisées (y compris du côté « juif »), sont aujourd’hui de nature sociale et sont toutes insérées dans l’économie israélienne.
Partir de « l’unité d’espace » entre Israël et Palestine est donc une manière de sortir d’une analyse de la question palestinienne considérée comme étant celle d’un « peuple sans État », unifié par un sentiment d’appartenance commun et une seule et même dépossession. Cette lecture a tendance à essentialiser des catégories nationales qui sont produites socialement, et aussi à ancrer la violence d’État israélienne dans une continuité depuis 1948, continuité qui ne tient pas compte de son inscription dans des dynamiques mondiales.
Ce qui se joue depuis un an n’est pas une guerre, impliquant deux espaces nationaux qui se font face, ni une entreprise de conquête visant à accaparer de ressources et de marchés. Ce n’est pas le « peuple palestinien » qu’on noie sous les bombes dans le cadre d’une lutte pour l’existence opposant deux nations. La bande de Gaza n’est pas une entité sociale extérieure à Israël. Elle a été intégrée au marché israélien, au capitalisme israélien, depuis près de soixante ans. Les Palestiniens qui y vivent sont, dans leur écrasante majorité, des prolétaires sans ressources propres qui consomment des marchandises israéliennes, qu’ils achètent avec la monnaie israélienne, mais qui ne sont pas des travailleurs dont le travail est exploité. Ce sont des surnuméraires que le capital israélien a expulsés du marché du travail dans les années 1990 et parqués dans une immense « réserve » à quelques dizaines de kilomètres de Tel-Aviv, dans une logique d’animalisation inscrite dans l’histoire coloniale.
Peux-tu détailler l’histoire de l’intégration de cet espace (et de sa main d’œuvre) dans le marché capitaliste ?
Du point de vue du marché, l’espace « palestinien » est constitué par le partage de l’Empire ottoman après la Première Guerre mondiale. On part d’une situation où dominent des structures féodales, et des ébauches de bourgeoisie commerciale. Le mandat et le sionisme marquent les véritables débuts de la prolétarisation de la paysannerie arabe palestinienne, mais le vrai déclencheur c’est 1948 et la Nakba. Bourgeois et féodaux palestiniens quittent le territoire passé sous contrôle israélien avec leurs biens mobiliers sous les bras ; les paysans palestiniens, métayers pour la plupart, sont chassés de leurs terres et vont s’entasser dans des camps.
On peut distinguer trois cycles dans le colonialisme israélien. Dans un premier temps (1948-1967), on est, face à la paysannerie palestinienne, dans une typologie proche de la colonie de peuplement : nettoyage ethnique, accaparement foncier, capital et travail « juifs ». Il y a un corollaire à ça, comme je le disais plus haut, c’est l’importation d’un prolétariat juif issu du monde arabe, lui-même ethnicisé et pris dans un rapport colonial d’animalisation-exploitation. L’accumulation du capital, durant cette période, se fait sous la férule d’un État-planificateur omnipotent, tenu par les élites ashkénazes et socialistes, avec un syndicalisme intégré à l’État.
Dans un deuxième temps, entre 1967 et 1990 environ, avec la conquête de Gaza et de la Cisjordanie, on passe à une situation coloniale de type « exploitation de la main d’œuvre indigène ». Le capitalisme israélien entre dans une phase d’intégration intensive au capital international, entre autres par le truchement de l’industrie militaire. Durant vingt ans environ, le prolétariat des camps de Gaza et de Cisjordanie connaît pour sa part une intégration massive au salariat, dans les secteurs les moins qualifiés : construction, agriculture, etc.

Les accords d’Oslo ouvrent une nouvelle phase, qui est celle d’un rapport colonial structuré autour de la figure du surnuméraire palestinien et de la sous-traitance de sa gestion. Israël conserve le contrôle du territoire, poursuit son offensive de destruction de la paysannerie et confie la gestion des prolétaires palestiniens, qui sont parqués dans des zones urbaines dermées, à un encadrement national, issu de la lutte de libération.
Dans ce contexte, il y a une intégration des bourgeoisies commerciales qui avaient échappé à la Nakba – celles, ancrées à Hébron et Naplouse, qui s’étaient retrouvées dans le territoire annexé par la Jordanie entre 1948 et 1967 –, avec cette classe d’encadrement issue de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine). Celle-ci, intégrée à l’appareil sécuritaire de l’AP (Autorité palestinienne), a une double origine : il y a les cadres de l’« extérieur » qui débarquent dans les valises d’Arafat entre 1994 et 1996, et ceux de l’« intérieur », issus de la première Intifada et des prisons israéliennes. C’est une classe composite, divisée en factions concurrentes. Elle jouit d’une rente sécuritaire internationale, mais elle tient aussi des secteurs entiers de l’économie des territoires, dans le bâtiment, les infrastructures, la téléphonie, et bien sûr l’import-export avec Israël. Tous ces secteurs sont connectés au marché et aux investissements israéliens.
La guerre à Gaza ne marque-t-elle pas l’entrée dans une nouvelle phase ?
On peut le penser. La phase post-Oslo était marquée par l’inflation des techniques de contrôle déployées par Israël sur ce prolétariat devenu essentiellement improductif : découpage du territoire en micro-zones, mise en place d’un système de permis délirant pour autoriser les déplacements, le travail, l’accès aux soins, fichage général, surveillance des réseaux sociaux, système de reconnaissance informatisé, mais aussi usage massif de l’aléatoire (dans les arrestations, l’ouverture ou la fermeture des points de passage, l’accès aux permis) pour « tester » les comportements. Ces technologies et ce savoir-faire étaient massivement exportés, et donc producteurs de valeur.
Il me semble qu’on est depuis l’année dernière entré dans le volet militaire de cette logique d’expérimentation. L’actuelle pratique de destruction et de massacre n’est pas seulement dénuée de limite : elle est méticuleuse, réfléchie, contrôlée, et, en même temps, on a du mal à se figurer quelle « victoire » est recherchée. Mon hypothèse est que les massacres à Gaza constituent une séquence d’expérimentation, qui a valeur pour le capitalisme mondial – comme l’avait eu, d’une autre manière, la logique « stop and go » de l’économie mondiale pendant le Covid, qui impliquait une forte dimension de « biopouvoir ». Attention, ce n’est pas pour faire le postmoderne et dire qu’une quelconque logique de domination se serait autonomisée des rapports capitalistes. Les prolétaires surnuméraires de Gaza n’ont plus de fonction productive pour le capital israélien, mais le secteur de pointe des technologies de contrôle, à haute valeur ajoutée, a « besoin » d’eux comme cobayes pour ensuite s’inscrire dans une circulation internationale. Ainsi, on teste les bombardements et le profilage des individus par l’intelligence artificielle, on gère le rapport à la famine avec une méticulosité visant à se tenir constamment à la lisière de la dénutrition (jusqu’à maintenant), on fait de même avec les épidémies, etc.
Cette logique d’agression militaire sans fin sur les prolétaires surnuméraires de Gaza est soutenue à bout de bras par les puissances occidentales : toutes les gesticulations politiques appelant à la modération sont du théâtre (il n’y a qu’à comparer la question de la livraison des armes avec l’Ukraine pour constater qu’aucune limitation n’est mise à la machine de guerre israélienne par ses alliés).

Tu parles d’une bourgeoisie et d’un prolétariat en Palestine. Pourrais-tu nous faire un portrait de la composition de classe à Gaza et en Cisjordanie et nous dire quelles sont les conditions d’exercice de la lutte entre ces classes ? Le statut vis-vis d’Israël détermine-t-il cette appartenance de classe ?
La bourgeoisie palestinienne ne forme pas une classe nationale fermement constituée : elle demeure effectivement tributaire de sa soumission au capital et à l’État israéliens. Les capitalistes palestiniens (si on entend par là « d’origine palestinienne »), dès lors qu’ils sont libres de leurs investissements, vont spontanément préférer réaliser leurs capitaux en dehors du territoire palestinien – et donc du cadre national israélien. Il est indéniable que l’occupation israélienne a contraint le développement d’une classe capitaliste palestinienne territorialisée. Une chercheuse américaine (Sara Roy) a popularisé la notion de « dé-développement » pour évoquer la manière dont Israël a empêché la création d’une économie de marché « libre », c’est-à-dire inscrite dans le marché mondial, dans les territoires. L’occupation a orienté le développement du capitalisme à Gaza et en Cisjordanie dans le sens d’une complémentarité exclusive et subordonnée, façonné la production dans une logique de sous-traitance, et les capitalistes israéliens se sont taillé un marché captif dans les Territoires. La bourgeoisie d’affaires palestinienne a toutes les raisons d’en vouloir à l’occupation : elle est cantonnée au secteur de la circulation, c’est une bourgeoisie compradore, pour reprendre un terme inventé par des trotskystes. Est-ce que cela induit que ses combats sont ceux des prolétaires des Territoires ? À moins de croire au ruissellement, on se doit d’en douter.
Ce qui est en revanche central dans les dynamiques sociales qui traversent les Territoires, c’est cette bourgeoisie « politique » formée dans le contexte des accords d’Oslo, dont le destin est lié à la gestion du prolétariat palestinien. Dans sa sociologie, elle est elle-même largement issue de ce prolétariat. Elle s’est imposée aux classes dominantes traditionnelles (ce qu’on appelle les « grandes familles »), qui lui ont prêté allégeance, et a pénétré leur monde. Ses cadres intermédiaires (du Hamas à Gaza mais surtout du Fatah en Cisjordanie) constituent une force d’encadrement du prolétariat surnuméraire « sur le terrain ». Ils sont à l’intersection du monde de la militance et de celui de la rente des bailleurs internationaux. Ils sont à la fois fortement contestés (dans la mesure où ils font tout pour « fermer la porte derrière eux ») et sollicités dans l’accès à des salaires ; et ils ont incarné une forme d’ascension sociale et de revanche de classe via la lutte politique.
Parler de prolétariat surnuméraire n’implique pas que les gens ne travaillent pas, mais qu’ils ont été renvoyés aux marges de l’exploitation capitaliste. Beaucoup travaillent de manière hachée, dans de petites structures, souvent commerciales, pour des salaires de misère et sans contrat (de l’ordre de 10 dollars par jour, alors que le coût des marchandises est indexé sur ceux du marché israélien).
D’autres, en Cisjordanie, continuaient de travailler en Israël, dans le bâtiment, la restauration ou l’agriculture, sur des bases très précaires, soit en passant illégalement, soit en étant tributaires d’intermédiaires pour accéder à des permis révocables à tout moment (ils ont été suspendus depuis le 7 octobre). Les travailleurs sous contrat étaient payés environ 1 400 € par mois, desquels il fallait déduire des coûts prohibitifs de « passage » et, souvent, d’achat de permis de travail.
En Cisjordanie, persiste aussi une économie paysanne qui est souvent « d’appoint » et sous la pression de la colonisation. La dynamique de prolétarisation de la paysannerie se poursuit de manière constante depuis les débuts du sionisme, conséquence directe du processus d’accaparation et de rentabilisation des terres.
Et puis, il y a donc ce monde de la rente politique, issu de l’argent déversé par des bailleurs internationaux pour défendre des formes de stabilité relative liées à leurs intérêts. Cette rente fait vivre entre un quart et un tiers de la population, sachant que 40 % des employés du secteur public travaillent pour les forces de sécurité de l’AP. Ils sont payés selon la grille légale des salaires « formels », autour de 450 € le mois, mais les fonds versés à l’AP par ses bailleurs et par Israël (via un système de rétrocession des taxes) sont constamment menacés d’être coupés, ce qui entraîne des suspensions de versement des salaires.
Par ailleurs, une partie de cette rente politique est détournée par les cadres politiques à leur profit, pour entretenir des clientèles et développer des investissements dans le secteur informel. Une part importante du prolétariat surnuméraire survit grâce à ces détournements. C’est une population socialement remuante, qui avait été massivement intégrée au salariat en Israël dans les années 1970-1980, et qui s’était massivement mobilisée durant les deux Intifadas. Elle est concentrée dans les camps de réfugiés, qui sont historiquement le vivier des « classes dangereuses » palestiniennes et le demeurent aujourd’hui. À Gaza comme en Cisjordanie, de Jabaliya à Jénine, ces « banlieues dans les banlieues » sont sous le feu constant de l’armée israélienne.
La volatilité de la structure sociale dans les Territoires occupés est donc importante. La bourgeoisie politique et surtout ses cadres sont toujours sous la menace de faire le chemin arrière, c’est-à-dire d’être rétrogradés par Israël du statut de collaborateur à celui de résistant, et donc d’être emprisonnés.
Et à Gaza ?
À Gaza, durant la période où le Hamas était au pouvoir (depuis 2007), la centralité de la rente politique et d’une bourgeoisie essentiellement « compradore » intégrée aux circuits politiques est restée la même, mais dans un contexte de blocus, donc avec des investissements encore plus faibles et une volatilité exacerbée. Les rentes provenaient du contrôle de la circulation des marchandises et de prébendes internationales issues du Qatar et de l’Iran. Les entrepreneurs qui ont bâti des fortunes ces dernières années (par exemple dans l’économie des tunnels) l’ont fait en lien avec l’appareil sécuritaire du Hamas.
Peut-on seulement évoquer une structure de classe dans la situation actuelle à Gaza ? Il y a toujours, même dans ce genre de situation où chaque lendemain est incertain, des groupes d’individus (liés aux Hamas, aux organisations militaires claniques, ou constitués sur la base de gangs) qui parviennent à faire des affaires. Mais ça ne fait pas une structure de classe – ou alors c’est une structure de classe de type concentrationnaire, qui ne s’inscrit dans aucune reproduction sociale dans le temps.
La lutte de libération nationale, pour interclassiste qu’elle soit, ne peut-elle pas desserrer l’étau de la domination de classe pour les prolétaires palestiniens ? Car il est possible que la colonisation israélienne protège la bourgeoisie palestinienne d’une extension des contradictions de classe.
Où en est la lutte de libération nationale en Palestine aujourd’hui ? Existe-t-elle seulement encore ? La lutte de libération nationale, c’est certes une perspective (un État national débarrassé du colonisateur), et on peut considérer que celle-ci demeure valide en Palestine tant que le colonialisme perdure. Mais qu’en est-il du processus de mobilisation ? Historiquement, celle-ci s’est toujours opérée autour de formations politiques, tout en agissant sur la structure de classe.
En Palestine, la lutte de libération nationale s’est incarnée dans les partis de l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine), acteurs de ce qu’on a appelé la « révolution palestinienne » qui suit la guerre de 1967 : c’est autour de ces partis (Fatah, FPLP – Front populaire de libération de la Palestine – et toutes les scissions qui en sont sorties) que s’est noué un mouvement social qui a renversé les hiérarchies traditionnelles, héritées du monde féodal. La « révolution palestinienne » a fait émerger une classe d’encadrement issue de la petite bourgeoisie intellectuelle en exil, qui, via la circulation de rentes politiques, a intégré le prolétariat des camps de réfugiés de Jordanie, du Liban, de Syrie (et parfois des prolétaires non palestiniens de ces pays) à des organisations de lutte. La bourgeoisie traditionnelle n’a pas été renversée, mais elle a été bousculée : elle a été amenée à négocier avec ces organisations pour se protéger des prolétaires en armes qui portaient leurs couleurs. C’est le moteur classique des mouvements de libération nationale : l’absorption, par un encadrement politique aspirant à se transformer en appareil d’État, d’un mouvement social prolétarien ou paysan, ou, le plus souvent – et c’est le cas en Palestine –, inscrit dans la prolétarisation de masses paysannes découlant des rapports coloniaux. Le processus s’est ensuite, dans les années 1980, étendu à Gaza et à la Cisjordanie, mais sans la dimension militaire : la première Intifada démarre comme une révolte des prolétaires des Territoires occupés (largement ceux qui vivent dans les camps de réfugiés) exploités par le capital israélien ; ce n’est que dans un deuxième temps que l’OLP la « récupère » pour en faire un mouvement politique national.
Que s’est-il passé ensuite ? Dans le modèle « classique », quand la direction politique s’empare de l’État, la déliaison entre les intérêts du mouvement social et de la formation politique s’opère, et les prolos sont renvoyés au travail par l’État national prétendument au service des masses. Ce qu’il y a de particulier en Palestine, c’est que cette déliaison s’est faite sans que l’indépendance ait été obtenue : à la fin de la période qui court des accords d’Oslo à la deuxième Intifada (1993-2004), l’encadrement national a abandonné le combat pour l’indépendance pour se contenter des rentes et des marchés octroyés par Israël. Depuis, l’oppression des prolétaires prend toujours les traits de l’occupation et de la colonisation israélienne, mais cela en l’absence de perspective de lutte proposée par les organisations politiques issues de la lutte de libération nationale, car les dirigeants de celles-ci sont désormais intégrés, en position de sous-traitants, à cette configuration. C’est la fameuse « double occupation », omniprésente dans les discours en Cisjordanie.
Le Hamas n’a-t-il pas pris le relais ?
Par certains aspects, le Hamas a inscrit ses pas dans la trajectoire de l’OLP. La composition sociale de son encadrement est similaire : des classes moyennes dénuées de capital propre, issues des universités, qui fait le grand écart entre une base prolétarienne et les intérêts de la bourgeoisie commerçante. Mais le Hamas, au contraire de l’OLP, ne s’est pas appuyé sur un mouvement social. Il a constitué une sorte de contre-société pieuse, hiérarchique et respectueuse de l’ordre social. Il a intégré les prolétaires sur le mode de l’embrigadement, il n’a jamais cherché à capter leur activité autonome dans le cadre de ses négociations avec la bourgeoisie.
À ce propos, je pense qu’il faut distinguer, en tout cas méthodologiquement, la notion de lutte, qui suppute une forme d’autonomie d’action, des enjeux matériels et mettant en jeu des contradictions sociales, de celle de « résistance » telle que l’emploient des organisations militaires hiérarchisées comme les Brigades Al-Qassam à Gaza. Le Hamas peut légitimement se targuer d’être dans la résistance (comme le Hezbollah ou d’autres groupes politico-militaires de la région), mais il le faut sur un modèle centralisé, hiérarchique, militaire, séparant la population de ses « troupes », et se tenant prêt à lâcher celles-ci pour réprimer les luttes.
Au milieu des années 2000, des franges en son sein poussent le Hamas à intégrer le cadre des accords d’autonomie en participant aux élections, c’est-à-dire à se positionner, à la suite du Fatah, en sous-traitant d’Israël dans la gestion des prolétaires des Territoires. C’est ce qu’il finit par faire en s’emparant du pouvoir à Gaza en 2007. Comme il l’a fait militairement, et sans négocier avec l’occupant, il a pu garder son visage d’intransigeance, mais il n’en est pas moins devenu, objectivement, un sous-traitant local dans la gestion des prolétaires surnuméraires.
Pendant seize ans, le Hamas a administré la bande, géré les rapports avec Israël (à coups de négociations et de missiles), réprimé les luttes, permis à une classe d’entrepreneurs de s’enrichir sous son aile. Jusqu’à ce que, soudainement, le 7 octobre 2023, il se dégage de ce rôle de sous-traitant pour, j’imagine, réinvestir sa dimension d’organisation politico-militaire transnationale de type Hezbollah. Ce faisant, il a sacrifié la classe d’entrepreneurs gazaouis qui s’était développée sous son aile. On peut supputer que cette réorientation ne s’est pas faite sans tiraillement interne, qu’elle traduit l’éclatement d’une vieille contradiction en son sein entre sa branche politico-militaire à forte clientèle prolétarienne et sa frange insérée dans la bourgeoisie d’affaires palestinienne.

La domination britannique, puis la colonisation sioniste, la proportion énorme de réfugiés, l’exercice quotidien de la violence coloniale, etc., ont pu matériellement construire une identification commune des Palestiniens et de leur résistance s’exprimant sous la forme du terme « peuple ». Cette construction n’est-elle que le reflet du discours des élites palestiniennes ?
Cette identification existe évidemment, mais il faut se demander qu’est-ce qui se passe derrière. Je ne cherche pas à dire à tout prix « les peuples n’existent pas, c’est une mystification de la classe dominante visant à masquer sa domination » ; et encore moins « si le masque tombait, les prolétaires prendraient conscience de leurs intérêts de classe ».
L’idée d’un peuple palestinien n’est pas propre aux élites palestiniennes, il est même parfois manié contre ces dernières. La question c’est : quelles luttes se jouent au sein de la catégorie « peuple », ouvertement ou discrètement, entre les différents segments de classe qui la manient ? Ce n’est pas parce qu’on s’identifie à un peuple qu’on ne lutte pas depuis sa position sociale.
Et on rejoint ce que je disais sur la lutte de libération nationale et sur l’interclassisme. Dans les années 1960-1990, l’OLP avait besoin des luttes prolétariennes pour négocier sa part de gâteau face à Israël, tandis que les prolétaires utilisaient leur direction « nationale » comme mode de légitimation de leurs luttes contre les élites. Dans les Territoires, la première Intifada a constitué l’apogée de cette double logique de captation du mouvement social par les directions politiques et d’usage de la lutte nationale par le mouvement social. Mais, entre 2002 et 2005, les luttes prolétariennes et celles des directions nationales, qui jusque-là cheminaient ensemble (de manière conflictuelle), ont cessé de le faire. Dans le sillage de l’échec de la deuxième Intifada (qui dans ses premiers mois reconduisait la même logique interclassiste liant prolétaires émeutiers ou armés aux chefs politiques), et les directions nationales (en Cisjordanie et même à Gaza) sont entrées dans une logique de répression des luttes, y compris celles qui mobilisent le langage de la libération nationale.
Même si cela peut sembler contre-intuitif, les luttes prolétariennes dans les Territoires ont depuis l’échec de la deuxième Intifada pour adversaire premier un encadrement national palestinien. Simplement parce que c’est avec lui qu’elles sont en prise, qu’elles jouent le rôle de tampon. Israël s’est dégagé de la charge de la reproduction des populations, qu’il a refilée à un encadrement palestinien. Israël intervient dans les agglomérations de Cisjordanie selon une logique de « raid » – et à Gaza de massacre.
Quid des luttes depuis 20 ans en dehors/contre les partis ?
Pour parler de ce que je connais le mieux (je n’ai mis les pieds à Gaza qu’une seule fois, en 2002), il y a eu, en 2015-2016, dans le nord de la Cisjordanie, une insurrection larvée du prolétariat des camps de réfugiés contre l’Autorité palestinienne (AP). On parlait alors d’une Intifada « en interne », dont l’épicentre était le camp de Balata en banlieue de Naplouse. Ce mouvement social a fait reculer la police palestinienne, laissant de l’espace aux jeunes pour reformer des groupes armés sur leurs bases, en dehors de la hiérarchie des partis, et de s’imposer socialement contre les notables liés à l’AP, à Naplouse et Jénine. Les affrontements du printemps 2021 (émeutes à Jérusalem et dans les villes palestiniennes dans les territoires israéliens « de 1948 », offensive politico-militaire du Hamas, annulation des élections par l’AP) ont enfoncé le clou : l’AP s’est trouvée affaiblie et cela a un peu calmé ses velléités de régime autoritaire.
Ce que j’avais trouvé intéressant dans le cycle d’émeutes de 2015-2016, c’était que beaucoup de gens tenaient un discours (qui n’est contradictoire qu’en apparence) selon lequel l’administration palestinienne empêchait à la fois de se confronter physiquement à l’occupation et d’accéder à l’économie israélienne en tant que travailleur. Il y avait une nostalgie de l’époque où « on travaillait pour les Israéliens le jour, on lançait des Molotov sur les Israéliens la nuit ».
La même année s’était déroulée une grande grève chez les enseignants employés par l’AP, que celle-ci était parvenue à neutraliser, en utilisant des logiques d’intimidation, de répression et de chantage, sur le modèle des régimes « arabes » de la région, mais qui avait constitué une séquence de contestation sociale qui avait ébranlé les bases de son contrôle politique.

Pourquoi un silence de la part de notre camp politique sur ces luttes ?
L’AP et la bourgeoisie palestinienne sont omniprésents dans les discours en Cisjordanie comme source d’oppression. Mais il faut tenir compte des situations d’interaction, bien sûr : nous autres les militants blancs en goguette dans les Territoires, on est appropriés avec une fonction : celle de témoigner pour contrer la machine de propagande israélienne. Cette appropriation est essentiellement opérée par les classes moyennes, qui s’inscrivent d’une manière ou d’une autre dans une logique d’accès à des capitaux (matériels ou symboliques) venus de l’Occident, et c’est un fait que personne n’attend de solidarité dans la lutte de classe contre les exploiteurs palestiniens. Alors les gens pris dans ces rapports d’exploitation « internes » (d’un point de vue national) vont t’en parler, tout le temps même, mais on ne va pas investir cette parole d’une dimension de message politique – sauf dans les moments de tension extrême, comme c’était le cas en 2015-2016 dans le nord de la Cisjordanie.
Ce que vivent les prolétaires palestiniens en tant que prolétaires ne parvient guère à nos oreilles, rien de surprenant à ça : ce vécu n’est pas contenu dans la « cause nationale » que les cadres politiques transmettent à leurs relais à l’extérieur.
Quelles perspectives communes peuvent avoir les prolétaires de cette zone ?
Israël représente l’image d’un futur cauchemardesque : celui d’un État qui appartient au bloc central des pays capitalistes qui a reproduit sur son territoire le zonage global de la force de travail tel qu’il s’observe dans la division mondiale du travail. Ce zonage social se joue dans une quasi-conurbation : la distance entre Gaza et Tel-Aviv est à peine plus importante que celle entre Paris et Mantes-la-Jolie. Et elle s’opère sur la base de l’ethnicité (c’est une constante dans l’histoire d’Israël comme de beaucoup d’autres États, en dehors même du contexte de lutte nationale : avant l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza, ce sont les prolétaires juifs « importés » des pays arabes qui en ont fait les frais).
Mais au cours des vingt dernières années, l’État s’est imposé comme le garant non seulement de la reproduction sociale du prolétariat juif qu’il domine, mais de son existence « physique » elle-même, de sa survie. On assiste aujourd’hui à un embrigadement de ce prolétariat « national » derrière ses exploiteurs à un niveau jamais observé dans l’histoire, face aux surnuméraires de Gaza parqués dans un camp de concentration sous le feu constant des bombes.
Il faut donc avoir en tête que les luttes s’inscrivent dans cet univers cauchemardesque. Il est difficile d’imaginer qu’elles puissent produire des rapports de force aptes à « casser les segmentations ». Jusqu’à l’année dernière, le simple fait que, dans les Territoires, ces luttes continuaient d’exister et de contraindre la reproduction des rapports sociaux (encore une fois, je parle ici des luttes, non de la résistance hiérarchisée) était en soi quelque chose qui, personnellement, me secouait et me nourrissait. Aujourd’hui, le poids de la logique de massacre écrase tout : la capacité d’action autonome du prolétariat palestinien est sous la menace du tapis de bombes et, tant que le prolétariat juif demeure captif de l’État israélien (ce qui n’est pas près de changer), il n’y a rien à négocier par le rapport de force. On est effectivement entrés dans une autre phase, guère porteuse d’espoir.
Nier la base matérielle du « peuple » palestinien ne revient-il pas de fait à apporter un « soutien passif » à l’État qui le colonise et le réprime ?
Je pense qu’il est possible de développer un cadre d’analyse où on se sent solidaire des luttes en Palestine sans s’illusionner sur les perspectives portées par les appareils socio-politiques « nationaux ». C’est ce qu’avait en partie réussi à faire Socialisme ou Barbarie pendant la guerre d’Algérie : développer une ligne internationaliste capable de tenir une position critique sur le FLN, basée sur une analyse de classe.
En Palestine comme partout dans le monde, on est dans une période où on ne trouvera nulle part d’incarnation politique « de classe » du prolétariat. Certains s’accrochent à une identification aux partis de gauche comme le FPLP ou le FDLP (Front Démocratique de Libération de la Palestine), ou à une hypothétique société civile à distance des partis. Je comprends la démarche, et j’ai été amené à la partager dans mes voyages par affinité « culturelle », mais ces partis et cette société civile sont traversés par des contradictions de classe que les cadres veulent faire passer pour secondaires au regard de la domination nationale. Or c’est du discours de ces cadres qu’on se retrouve (généralement) solidaires, sans s’en rendre compte.
Je m’accroche à l’idée que les rapports sociaux priment sur les idéologies politiques, et que, tout à la fois émotionnellement et intellectuellement, il faut toujours essayer de « partir du bas », socialement parlant, par-delà les identifications politiques, pour comprendre les luttes que « la » lutte nationale prétend englober.
Dans l’identification à la Palestine, à l’idée de la Palestine, des logiques distinctes sont repérables selon les classes, le rapport à la politique, au capital militant, culturel, etc. C’est le cas là-bas, mais aussi chez nous, dans les expressions de solidarité. Ces différentes logiques ne cohabitent pas, elles ne dessinent pas une convergence ou une unité : elles sont contradictoires, elles sont en lutte, de manière plus ou moins assumée ou silencieuse.
J’ai peu à dire sur le terrain du « que faire ». Il me semble en tout cas que, davantage que les différentes positions politiques tenues dans le mouvement de solidarité (ce qu’on pense du Hamas, d’un État bi-national ou autre), il convient d’interroger sa composition sociale et les pratiques de lutte qui en découlent, pour, ensuite, se positionner dans le mouvement – dans l’espoir de « ramener la guerre à la maison », et d’attaquer le maintien de l’ordre social là où on se trouve et, ainsi, de mettre fin aux massacres à Gaza.
En France, la captation et l’encadrement des manifs de solidarité par les politiciens de La France insoumise et consorts qui instrumentalisent la « cause palestinienne » dans le cadre de leurs intérêts, ou même d’assos qui se positionnent en interlocuteurs du pouvoir, renvoie selon moi à une défaite de la composante prolétarienne, non politique, du mouvement, qui s’était exprimée par exemple avec plus de force lors de la guerre de 2014.
Entretien réalisé par zyg pour Courant Alternatif la revue de l’Organisation Communiste Libertaire en octobre/novembre 2024
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