Que défendons-nous ?

Nous pourrions commencer par nous affirmer anarchistes, socialistes ou communistes, mais tous ces mots en -isme nous paraissent trop idéologiques. Nous refusons les dogmes et le folklore militant qui éloignent des luttes réelles et enferment dans un identitarisme stérile. Réduire une pensée à un seul homme suivi d’un -isme est encore plus absurde. Que des penseurs aient légué des outils utiles, nous n’en doutons pas. Mais aucun d’eux n’a découvert un remède miracle, et nous ne le croirons jamais. Les époques changent, les modes de production évoluent, tandis que les grands théoriciens disparaissent.
Nous nous définissons avant tout comme des partisans d’une démocratie directe, pleine et entière, où chacun a voix au chapitre et participe activement à la vie collective à travers des assemblées plénières ouvertes à tous. Cette vision s’oppose frontalement à la démocratie représentative, qui n’est qu’un masque pour une oligarchie libérale. Car oui, derrière ce système, le pouvoir reste entre les mains de quelques grandes familles bourgeoises. Il est confisqué par des représentants élus « démocratiquement » qui, une fois en place, gouvernent sans contrôle ou alors celui de la classe dominante, et par des entreprises privées qui façonnent les institutions à coups de financements. Dans une véritable démocratie, les citoyens ne devraient pas se contenter de voter une fois tous les cinq ans pour choisir celui qui leur volera leur pouvoir de décision. Ils devraient exercer ce pouvoir au quotidien, partout : dans les assemblées populaires locales, sur les lieux de travail, dans les universités… La démocratie partout, tout le temps, et non comme un acte séparé de la vie.
Pour cela, la forme la plus logique et moderne permettant aux gouvernés de se réapproprier la politique et, à terme, de s’auto-gouverner, nous semble être le plénum, tel qu’il est apparu dans les Balkans lors de révoltes populaires, ouvrières et étudiantes (Croatie en 2009, Serbie et Slovénie en 2011, Bosnie-Herzégovine en 2014, et plus récemment en Serbie). Pourquoi les plénums ? Commençons par préciser qu’il ne s’agit pas d’une forme figée avec des règles strictement établies, et que d’autres termes comme conseil plénier ou assemblée plénière peuvent être utilisés. Sa principale caractéristique est d’être une organisation sans chefs, où toutes les décisions sont prises collectivement dans un exercice de démocratie directe, à travers des assemblées ouvertes à tous. (Par exemple, le plénum de la Faculté de Philosophie de Zagreb, en Croatie, était ouvert non seulement aux étudiants, mais aussi aux travailleurs et aux habitants). Lors du plénum, chacun a le droit de parler, et chaque personne a un droit de vote égal. Les décisions sont prises à la majorité des voix. Le plénum s’inscrit dans la continuité de nombreuses formes d’auto-organisation que nous avons connues, notamment les conseils ouvriers du XXe siècle. Mais sa principale spécificité, dans un monde où les luttes dépassent le simple cadre de l’usine, est d’être ouvert à tous, sans restriction. Trop souvent, les luttes pour la reconnaissance d’identités spécifiques — qu’elles soient culturelles, sexuelles ou de genre — ont été ignorées ou balayées d’un revers de main. Les normes rigides imposées d’en haut par les États, les institutions religieuses ou les systèmes économiques cherchent à réduire la diversité humaine à des catégories prédéfinies. Ceux qui ne correspondent pas à ces cases sont marginalisés, car leur existence même remet en cause l’ordre établi.
Le capitalisme, en transformant les relations sociales en images figées à travers les médias, la publicité et la consommation de masse, a également réduit les individus à des représentations fixes d’eux-mêmes. Des identités standardisées sont produites, consommées, vendues et rejetées selon les besoins du marché, laissant de côté toutes celles qui échappent à ces normes artificielles. Il en résulte un appauvrissement des identités qui exclut des segments entiers de la population dont les caractéristiques propres ne sont pas reconnues. L’auto-gouvernement que nous revendiquons ne se limite pas à la sphère politique ou économique. Il implique aussi l’émancipation culturelle et identitaire (Pas au sens nationaliste, évidemment. Restez concentré.). Les plénums, en tant qu’espaces ouverts où chacun peut prendre part aux décisions collectives, doivent aussi devenir des lieux d’expression libre des identités multiples qui composent nos sociétés. Refuser l’hétéronomie, autrement dit la politique imposée d’en haut, c’est aussi rejeter toute tentative de définir autoritairement ce que nous devons être. C’est affirmer notre droit à la pluralité, à l’expérimentation, à l’invention de nouvelles manières d’exister ensemble, en dehors des cadres oppressifs imposés par les puissances économiques, politiques ou culturelles.
C’est pourquoi notre objectif est de multiplier les plénums dans toutes les sphères de la société, tout en permettant leur coordination sans recréer une structure autoritaire. Cela peut se faire par l’organisation de réunions interplénums, où chaque plénum envoie des délégués mandatés pour porter les décisions collectives prises au niveau local. Par exemple, lors des soulèvements en Bosnie en 2014, un « plénum des plénums » avait émergé, réunissant des représentants mandatés, impérativement et révocables par chaque plénum, pour exprimer et défendre les positions décidées collectivement au niveau national. Ce modèle de coordination souple montre qu’il est possible d’articuler différentes assemblées tout en respectant pleinement l’autonomie de chacune. Cette autonomie est essentielle : chaque plénum doit pouvoir fonctionner localement, que ce soit dans une localité, une université, un lieu de travail ou une communauté. Il ne s’agit pas de recréer une hiérarchie déguisée en démocratie directe. Les délégués ne sont pas des représentants classiques, mais des mandataires strictement tenus par les décisions de leur plénum d’origine, et révocables à tout moment si leur mandat n’est pas respecté. C’est ce principe de révocabilité permanente qui permet d’éviter la formation d’une bureaucratie centralisée.
Les plénums ne doivent pas être une simple réaction à une crise. Ils doivent devenir un mode d’organisation permanent eux-aussi, où la vie démocratique s’intègre au quotidien, qu’il s’agisse de production, d’éducation, de culture ou de gestion écologique. Sur les lieux de travail, par exemple, les travailleurs pourraient s’autogérer par des assemblées où chaque individu participe aux décisions concernant la production, les conditions de travail… Et pour que cette organisation puisse s’étendre efficacement, il est essentiel de réinvestir les outils numériques, non pas pour imposer une cyberdémocratie superficielle, mais pour faciliter une coordination réelle et décentralisée. Des plateformes sécurisées, transparentes, accessibles à tous, doivent être développées pour permettre aux plénums de communiquer et de prendre des décisions collectives à grande échelle, en toute autonomie. Les plénums permettront que la vie démocratique ne soit plus réduite à un moment isolé, mais qu’elle s’intègre pleinement au quotidien. Ainsi, tout comme la démocratie, le travail cessera d’être une activité séparée de la vie.
Il est évident que ce modèle, pour être pleinement efficace, devra se défaire de tout gouvernant ou dirigeant, de tout chef autoproclamé et de tout parti ou syndicat hiérarchique cherchant à récupérer nos luttes pour des intérêts bureaucratiques. Dans cette veine, une attention particulière devra être portée à l’exposition médiatique, non seulement pour éviter l’émergence d’un leader autoproclamé, mais aussi pour contrer la propagande médiatique qui chercherait à transformer le mouvement en spectacle. Car ce que les médias font, c’est choisir des acteurs parmi la foule, leur donner un visage et un nom, pour ensuite réduire toute la dynamique collective à la success story d’un seul individu, éclipsant le mouvement et sa véritable portée. Ce phénomène rend le mouvement plus vulnérable, car il devient attaquable à travers les faiblesses ou les contradictions d’un seul homme. Nous devons donc refuser cet état de fait. Nos interventions médiatiques devront être tournantes, impersonnelles, et de préférence anonymes. Ce choix ne relève pas d’un simple rejet du vedettariat politique, mais d’une stratégie efficace pour préserver le collectif et empêcher toute personnification du mouvement. De même, il est toujours plus difficile pour les gouvernants de négocier sans interlocuteur fixe. Et justement, nous ne voulons pas négocier. Pas à l’heure où la planète suffoque, où l’urgence sociale et climatique n’a jamais été aussi criante. Nous n’avons plus le temps d’attendre des réformes cosmétiques qui ne remettent rien en cause. Les gouvernants ont déjà assez gouverné, assez détruit, assez pillé pour leurs profits individuels. Il est temps de reprendre nos affaires en main, de nous gouverner nous-mêmes. C’est pourquoi notre seule revendication sera l’auto-gouvernement et la démocratie directe, pleine et entière.
Aujourd’hui, il est plus facile que jamais de développer la démocratie directe grâce aux outils numériques. La cyberdémocratie n’est plus une utopie lointaine. Si nous sommes capables d’effectuer des transactions financières sécurisées en quelques secondes, ne venez pas nous dire que le vote électronique pour tous est impossible. Le seul obstacle, c’est la volonté politique d’une minorité qui craint l’extension de la démocratie, car celle-ci remettrait fatalement en cause son pouvoir. C’est là que nous voyons que la technologie n’est pas un simple outil neutre : son usage est aujourd’hui dicté par la classe dirigeante, qui l’exploite non pas pour le bien commun, mais pour accroître son contrôle et ses profits. Surveillance généralisée, exploitation des données personnelles, algorithmes façonnant nos opinions… La technologie, loin de servir notre émancipation, est devenue une arme de domination. Nous devons donc nous réapproprier ces outils, les détourner de leur fonction oppressive pour les mettre au service de l’émancipation collective, cela passe par le partage des connaissances, l’adoption de licences libres, des protocoles décentralisés et l’abolition des brevets qui entravent le bien commun. Qu’il s’agisse de renforcer la démocratie, d’alléger le travail, de mieux répartir les richesses ou de garantir des conditions de vie dignes, la technologie doit être reprise en main pour servir les besoins de tous, et non les intérêts de quelques-uns.
La réappropriation technologique est indissociable du partage des connaissances. Il ne peut y avoir de démocratie véritable sans éducation populaire, et cela ne se réduit pas à un simple cours occasionnel ou à des leçons théoriques délivrées par une élite. L’éducation populaire doit être un processus régulier, où chacun est à la fois apprenant et enseignant, participant activement à l’élévation collective de la conscience. L’objectif est de développer un esprit critique radical, suffisamment aiguisé pour éviter les pièges de la manipulation et de la délégation aveugle. Car sans cet esprit critique, la démocratie directe retombera fatalement dans les errances du passé, dominée par de beaux parleurs capables de flatter les masses et d’accaparer le pouvoir. La connaissance est une arme essentielle pour se prémunir contre ces dérives : c’est par la connaissance que chacun prend conscience de sa capacité à agir, à s’auto-gouverner et à transformer la réalité. Mais il ne s’agit pas d’éducation au sens traditionnel, où un professeur dispense son savoir devant une classe silencieuse. L’éducation dont nous parlons est collaborative, horizontale, participative. Elle repose sur l’échange d’expériences, le débat libre, la confrontation des idées, et la recherche collective de vérités. Chaque personne doit pouvoir accéder aux savoirs nécessaires pour exercer son pouvoir de décision de manière éclairée et autonome. Cela implique aussi une réappropriation des outils de communication et de diffusion de l’information. Les connaissances doivent être accessibles à tous, en toute transparence, libérées de toute logique de profit ou de brevet qui les prive du bien commun. L’éducation populaire, telle que nous la concevons, doit être intégrée au fonctionnement même des plénums, de manière à ce que chaque personne puisse constamment apprendre et contribuer au savoir collectif. C’est par cette élévation continue de la conscience que la démocratie directe pourra se renforcer, évoluer, et éviter de retomber dans les travers du passé. Car la démocratie ne se décrète pas : elle se pratique, au quotidien, et elle s’enrichit par l’éducation du peuple par le peuple.
C’est une lourde tâche qui nous attend. Mais l’aube n’en sera que plus belle. Il est de notre devoir de nous organiser dès maintenant, de briser l’axe gouvernants/gouvernés, dirigeants/dirigés, et d’affirmer notre droit à l’autonomie, tant individuelle que collective. Face à l’hétéronomie – ce système où les règles nous sont imposées d’en haut – nous devons revendiquer l’autogouvernement et l’autodétermination. Cela implique de mettre fin au capitalisme, un système fondamentalement anti-démocratique à tous les niveaux. Non seulement il corrompt les institutions en influençant directement les décisions politiques par le pouvoir de l’argent, mais il impose aussi une dictature sur le travail. Aujourd’hui, les travailleurs n’ont aucun pouvoir sur la production : ils ne décident ni de ce qui est produit, ni de comment, ni dans quelles conditions. Or, la production est au cœur de la société. Pourquoi devrait-elle rester entre les mains d’une poignée de propriétaires et d’actionnaires ?
Mettre fin à ce système n’est pas seulement une question de justice sociale, c’est une nécessité vitale. La planète ne survivra pas à ce modèle ultra-productiviste encore longtemps. La démocratie directe est aussi une réponse à cette crise écologique, car elle permettrait de recentrer la production sur des besoins réels, définis démocratiquement par la population, en harmonie avec son environnement. Il ne s’agit pas de laisser des industriels imposer leurs productions absurdes, de créer artificiellement des besoins juste pour entretenir la machine à profit, quitte à raser des forêts, à forer la Terre jusqu’à son dernier souffle, à empoisonner l’air et l’eau.
Il serait vain de prétendre définir dès maintenant un plan détaillé pour parvenir à l’auto-gouvernement. La transition elle-même doit être un processus collectif, forgé par l’expérimentation, l’échange d’idées et l’adaptation aux réalités locales. Ce manifeste ne cherche pas à imposer une méthode unique, mais à poser un cadre de réflexion ouvert, où chaque plénum est libre de déterminer ses propres stratégies, en lien avec d’autres. L’important est de ne jamais perdre de vue l’objectif central : l’auto-gouvernement, par et pour tous.
Si nous voulons éviter la fin du monde, il faut mettre fin à leur monde. Et pour cela, gouvernés, gouvernons-nous nous-mêmes !