Le 10 septembre : blocage ou capitulation ?

Avatar de Lucas Skalski
Lucas Skalski
Lucas Skalski
@Lucas@leconseil.blog
9 articles
3 abonnés

C’est la colère et l’incompréhension qui ont suivi les annonces du gouvernement Bayrou, proposant entre autres de supprimer deux jours fériés et d’instaurer une “année blanche” budgétaire, afin de réaliser des milliards d’économies sur le dos des plus démuni·es et des plus précaires pendant que la classe dominante, elle, continue de s’en mettre plein les poches comme jamais auparavant. Il suffit de regarder quelques chiffres pour s’en convaincre :

  • Entre 2011 et 2021, les PDG des plus grandes entreprises françaises ont vu leurs rémunérations augmenter de 66 %, contre seulement 21 % pour les salarié·es, et 14 % pour le SMIC.
  • L’écart entre la rémunération moyenne des salarié·es et celle des dirigeants est passé de 64 à 97 fois.
  • Le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes françaises a été multiplié par neuf entre 2003 et 2023, passant d’environ 124 milliards à 1 170 milliards d’euros (+844 %).

Et pourtant, à aucun moment il n’a été question de faire contribuer les plus riches. Rien d’étonnant quand on sait que le gouvernement compte bon nombre de millionnaires, qui n’ont évidemment aucun intérêt à se tirer une balle dans le pied. On pourrait aussi pointer du doigt les centaines de milliards d’euros versés en aides publiques aux entreprises depuis la crise sanitaire, en grande partie dispensées sans réelle conditionnalité. Entre 2020 et 2022, l’État français a mobilisé des dispositifs d’urgence (fonds de solidarité, activité partielle, prêts garantis par l’État, reports et exonérations de cotisations sociales) évalués à environ 92,4 milliards d’euros, montant porté à 260,4 milliards d’euros si l’on inclut les prêts garantis et reports de cotisations.

À l’échelle globale, les estimations convergent vers un montant élevé : selon l’Inspection générale des finances (IGF), les aides totales (y compris dispositifs fiscaux, subventions, aides locales et européennes) ont atteint environ 150 milliards d’euros en 2022, tandis que l’ensemble des aides aux entreprises (selon un périmètre plus large) s’élevait à plus de 160 milliards d’euros par an selon le Sénat et l’université de Lille.

Ces chiffres montrent l’ampleur d’une intervention publique massive pour maintenir et favoriser les intérêts économiques privés pendant que les services publics, eux, sont sous-financés. Cette posture de l’État prêt à déverser des ressources colossales pour préserver les entreprises, sans exiger de retours sociaux ou environnementaux contraste violemment avec les propositions de l’austérité budgétaire Bayrou qui vise 43,8 milliards d’euros d’économies en ciblant avant tout les plus précaires et ne sollicitant jamais les plus riches.

C’est dans ce contexte de ras-le-bol généralisé et d’étouffement des classes populaires que les premiers appels à bloquer le pays ont émergé notamment, en premier lieu, de la part du collectif citoyen “Mobilisation10septembre”. Composé d’une vingtaine de personnes, le collectif se décrit comme “apolitique”, rejette les syndicats, et explique avoir choisi la date du 10 septembre car elle correspond traditionnellement à la rentrée sociale.

Un mouvement d’extrême droite ?

Parmi les premiers à avoir relayé cet appel sur X (anciennement Twitter), on retrouve des comptes liés à l’extrême droite (que nous nous garderons de citer ici). Est-ce suffisant pour rejeter le mouvement en bloc ? Surtout quand on sait que X, le joujou d’Elon Musk, est devenu le principal repaire de la fachosphère, et que l’algorithme y met systématiquement en avant ses figures les plus visibles ?

En tout cas il n’en fallait pas plus pour que la gauche institutionnelle bourgeoise crie aux loups, dans le même temps que les grands médias s’empressaient d’assimiler ce mouvement naissant à l’extrême droite, comme pour le décrédibiliser d’emblée. Ce n’est pourtant pas faute, pour le collectif citoyen à l’origine de l’appel, de s’être déclaré apolitique. On pourra rétorquer, à raison, que l’“apolitisme” masque souvent des positions de droite, puisqu’il ne remet pas en cause les structures de pouvoir et contribue, de fait, à leur reproduction. Mais dans le cas présent, ce terme semble avant tout signifier un rejet des partis politiques et des syndicats pas de la politique en tant que telle. Car un mouvement social est, de toute façon, toujours politique.

On ne fait donc pas face à un rejet de la politique, mais bien à un rejet des étiquettes partisanes, perçues comme les instruments d’une minorité accaparant le pouvoir. Ceux qui s’attendaient à voir surgir, dès les premières heures, des drapeaux rouges ou noirs brandis par une avant-garde éclairée se trompent lourdement sur la nature des mouvements de masse au XXIe siècle. À l’ère du néolibéralisme, peu de gens disposent d’une formation politique solide ou d’une vision progressiste structurée sur tous les sujets. Il est donc inévitable, dans un premier temps, qu’un mouvement de masse soit confus, traversé de contradictions, et contienne à la fois des éléments conservateurs, voire réactionnaires et des aspirations plus progressistes.

Il n’existe pas, aujourd’hui, de majorité populaire clairement consciente du fonctionnement du capitalisme, des enjeux liés aux luttes antiracistes et anticoloniales, ou des liens entre les différentes formes d’oppression systémiques. Si nous voulons construire un véritable mouvement de masse, il faut prendre cette réalité sociale non comme une fatalité, mais comme un terrain de lutte. C’est en luttant ensemble, dans la solidarité, que les participant·es se forment politiquement, que les idées se clarifient, que les contradictions se dépassent et que des perspectives véritablement progressistes, voire révolutionnaires, peuvent émerger face à un pouvoir sourd.

Ceux qui, dès à présent, reprennent le récit selon lequel ce mouvement serait intrinsèquement fasciste servent, consciemment ou non, les intérêts des classes dominantes. Car ce qui dérange réellement le pouvoir, ce n’est pas la confusion initiale d’un mouvement, mais son potentiel à devenir massif. D’où la nécessité de le discréditer au plus vite, en lui collant une étiquette infamante ou en désignant des leaders “inquiétants” à abattre.

Plutôt que de se battre pour empêcher la récupération du mouvement, certain·es préfèrent se retirer dès maintenant dans une posture de pureté impuissante, qui en dit long sur l’état d’esprit de certains milieux de gauche. Qui peut croire sérieusement que le mot d’ordre affiché par le collectif sur son site “Stop à l’austérité Bayrou ! Le gouvernement sacrifie nos droits : deux jours fériés supprimés, coupes massives dans la santé, gel des retraites, suppression de milliers de postes publics. Ce plan injuste frappe les plus fragiles et détruit nos services essentiels. Une autre politique est possible : solidaire, juste, et humaine. Trois mots d’ordre : Boycott – Désobéissance – Solidarité” est un mot d’ordre d’extrême droite ?

Quant aux modes d’action proposés : blocage de l’économie, boycott des banques et de la grande distribution, refus de la consommation, organisation de grèves massives… ils sont tout sauf ceux de chemises brunes. Évidemment, il y aura des fractions d’extrême droite présentes dans le mouvement, qu’il faudra combattre sans relâche, tout autant que les fractions réformistes qui, elles, risquent d’amener le mouvement dans une impasse. Car c’est bien un horizon post-capitaliste, débarrassé des illusions de cohabitation avec le capital, qu’il nous faut faire advenir.

Agîr et construire dès maintenant

Il nous faut aujourd’hui défendre et nous approprier collectivement ce mouvement citoyen un mouvement populaire en gestation, certes traversé de contradictions, mais porteur d’un potentiel réel. On pourrait dire la même chose des Gilets jaunes en 2018–2019, ou encore de l’actuel mouvement des Plénums en Serbie, dont j’ai déjà parlé dans des articles précédents. Dans ces deux cas, on retrouvait les mêmes réflexes : refus de la récupération par les partis ou les syndicats, rejet de toute personnalisation du pouvoir, et volonté de fonctionner sans leaders, une position également défendue par le collectif “Mobilisation10septembre”.

Il serait toutefois réducteur de voir dans ce mouvement un simple copier-coller des Gilets jaunes, tant les contextes diffèrent. Encore faut-il, par ailleurs, que les appels au blocage soient réellement suivis par une large partie de la population, ce qui reste, à ce jour, incertain. Il existe néanmoins un terreau fertile : la violence sociale est partout palpable, et le ras-le-bol grandit. À s’en convaincre par la pétition contre la loi Duplomb qui a atteint près de deux millions de signatures, un record pour une simple pétition, il serait intéressant d’ailleurs de faire la jonction avec ce mouvement pour appuyer des revendications écologiques marquées.

Il ne faut donc pas attendre. Dès maintenant, faisons entendre nos revendications, organisons-nous, et favorisons la création d’assemblées populaires. Ces espaces capables de faire émerger un véritable contre-pouvoir à l’hégémonie des institutions capitalistes. Contre-pouvoir qu’il faudra, à terme, renforcer, structurer, puis substituer aux structures existantes pour les détruire.

En attendant, partageons massivement l’appel. Que cette mobilisation devienne une démonstration de force. Rendez-vous le 10 septembre pour les premières réponses.


source :

https://frustrationmagazine.fr/et-si-on-bloquait-le-pays-a-partir-du-10-septembre

https://www.humanite.fr/social-et-economie/budget/un-arret-total-et-illimite-du-pays-cest-quoi-ces-appels-a-bloquer-la-france-le-10-septembre

https://www.linternaute.com/actualite/societe/8420617-mobilisation-du-10-septembre-2025-deja-une-carte-des-blocages-annonces-ca-ressemble-aux-gilets-jaunes

https://www.lemonde.fr/economie/article/2024/11/21/le-serpent-de-mer-de-la-conditionnalite-des-aides-aux-entreprises-ressurgit_6406606_3234

https://www.senat.fr/rap/r24-808-1/r24-808-120

https://www.inegalites.fr/Comment-evoluent-les-inegalites-de-patrimoine-en-France

https://www.oxfamfrance.org/inegalites-et-justice-fiscale/inegalites-et-partage-de-la-valeur-au-sein-des-100-plus-grandes-entreprises-francaises-on-fait-le-point/

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *