
Dans de précédents articles, j’ai développé la notion de « démocratie plénière » afin de mettre le doigt sur ce qui, à mon sens, permet de définir les contours d’une véritable démocratie. En opposition aux autres formes de démocratie de façade ou limitées que peuvent être le système représentatif ou les dispositifs plus participatifs. L’occasion pour moi de revenir sur ce concept et d’en approfondir la portée.
Aux origines de la démocratie
Il convient, en préambule, de rappeler le sens des mots, puisque des termes comme démocratie ont été complètement vidés de leur substance et servent aujourd’hui de masque aux élites économiques capitalistes. La démocratie, du grec ancien dêmos kratos, littéralement « le pouvoir du peuple », désigne la participation directe des citoyens au processus de décision politique. Le mot politique vient lui aussi du grec ancien politikós, qui signifie simplement « les affaires de la cité ». En ce sens, n’importe qui peut faire de la politique : il n’est nul besoin d’avoir des pseudo-politiciens qui seraient des spécialistes autoproclamés de la question, puisque les affaires de la cité concernent tout le monde.
Ces mots trouvent tous leur origine dans la Grèce antique, plus précisément à Athènes, considérée comme le berceau de la démocratie au Ve siècle avant notre ère. Pour les Athéniens, la démocratie ne pouvait être que directe : le peuple décidait et votait lui-même les lois, sans aucun intermédiaire. Tous les citoyens pouvaient se réunir dans l’Ecclésia, l’assemblée du peuple, pour débattre et trancher les grandes questions concernant la cité.
Ces assemblées étaient préparées par la Boulè, un conseil de cinq cents citoyens tirés au sort chaque année, chargé de proposer les lois et d’organiser les débats. La plupart des magistrats étaient eux aussi désignés par tirage au sort, Ce principe du tirage au sort était central dans la pensée politique athénienne : les élections, selon eux, favorisaient inévitablement les riches, les puissants et les orateurs habiles. À leurs yeux, choisir par le sort garantissait l’égalité politique et empêchait la constitution d’une classe dirigeante permanente tandis que le vote était une procédure aristocratique où les « meilleurs » étaient élus.
Certes, tout n’était pas parfait dans la démocratie athénienne : femmes, esclaves et métèques étaient exclus de la citoyenneté. Mais leur conception du pouvoir populaire demeurait bien plus ambitieuse que le simple geste de glisser un nom dans une urne. La démocratie était envisagée comme un processus de participation active, fondé sur la délibération et la responsabilité collective. Le principal défaut de la cité résidait donc moins dans son mode de décision que dans sa définition restrictive de la citoyenneté. Sur les 200 000 à 300 000 habitants qu’Athènes comptait alors, seuls 30 000 à 40 000 hommes libres jouissaient de droits politiques, mais c’est largement plus, en proportion, que dans nos systèmes actuels et leurs quelques élus qui font de la politique leur métier, là où Athènes la considérait comme un devoir pour tout citoyen. On voit donc le sens radicalement différent que donnaient ses créateurs à ces mots.
Le système représentatif
Aujourd’hui, il suffit de voir à quel point ces mots peuvent avoir des significations différentes. Le plus aberrant reste sans doute l’utilisation du mot démocratie pour désigner un système dit « représentatif », où le peuple élit lui-même des maîtres qui décideront de toutes les décisions politiques importantes à sa place, sans aucun contrôle jusqu’à la prochaine élection. Concrètement, nous ne sommes presque jamais appelés à décider sur des questions concrètes, seulement sur des noms et des têtes, finalement sur des personnalités qui maîtrisent l’art de la communication. On pourrait croire que ça n’est qu’un simple dysfonctionnement mais c’est le fondement même du système représentatif, qui s’est construit en opposition à la démocratie dès le départ. Il suffit de voir James Madison, pendant la Révolution américaine, et Emmanuel-Joseph Sieyès, lors de la Révolution française, qui soulignaient de manière presque identique l’opposition radicale entre gouvernement représentatif et démocratie, malgré les contextes et conceptions très différents qui les séparaient.
Sieyès l’exprime clairement au moment de la première Constitution française :
« La France ne doit pas être une démocratie, mais un régime représentatif. […] Les citoyens qui se nomment des représentants renoncent et doivent renoncer à faire eux-mêmes la loi ; ils n’ont pas de volonté particulière à imposer. […] Le peuple, je le répète, dans un pays qui n’est pas une démocratie (et la France ne saurait l’être), le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants. »
Ces termes illustrent bien que l’élection est davantage un rituel de dépossession du peuple qu’une véritable expression du pouvoir populaire, les seules personnes habilitées à faire de la politique étant les élus qui ne représentent qu’eux-mêmes et bien souvent les intérêts de ceux qui les ont financés. C’est criant d’honnêteté de la part de ses concepteurs de reconnaître le caractère anti-démocratique d’un tel système, qui est surtout un outil au service des élites économiques, les révolutions Américaines et Françaises étant l’archétype de révolutions cooptés par la bourgeoisie.
Il serait naïf de croire que le citoyen lambda a autant de pouvoir que les plus grosses fortunes ou qu’un magnat de la presse. Non seulement ils vous disent quoi penser par l’intermédiaire de leurs médias, mais ils financent et sélectionnent aussi la plupart des candidats aux élections. Le citoyen lambda n’a plus que les yeux pour pleurer, aliéné par des discours repris en boucle sur la méritocratie, la liberté d’entreprendre… ou des discours xénophobes et racistes pour détourner la population des vrais problèmes sociaux et écologiques. En réalité, plus votre capital économique est important, plus votre poids politique l’est aussi. C’est comme si les plus riches pouvaient voter plusieurs fois au moment des élections, en plus de pouvoir influencer la priorité des sujets politiques par leurs relais médiatiques.
Le citoyen moyen se retrouve, lui, à voter souvent pour ce qu’il considère comme le candidat le moins pire parmi une liste prédéfinie d’individus qu’il n’a absolument pas choisie, et même parmi ces candidats existent des inégalités de traitement en fonction des financements disponibles pour la campagne électorale. Les « petits candidats », pour ne pas dire les « candidats les moins financés », recevront une visibilité bien moindre que les « gros candidats », ayant moins de moyens à disposition pour se faire entendre, et les sondages ajoutant le dernier clou sur le cercueil : car qui voudrait voter pour un candidat donné perdant avant même le jour de l’élection ? Autant voter pour quelqu’un qui a encore ses chances, se dit-on. La liste est donc encore écrémée, et finalement, l’élection se joue sur un nombre encore plus restreint de noms. Il est donc difficile de voir dans le système représentatif une forme de processus « démocratique ».
Le mot démocratie n’est plus qu’une caution servant à légitimer le pouvoir de quelques-uns. Autrefois, les rois prétendaient détenir leur pouvoir absolu de Dieu, désormais les gouvernants prétendent le détenir par le biais d’élections « démocratiques » qui sont un rituel quasi religieux où le concept abstrait de « peuple » remplace Dieu. Ce ne sont pas les quelques libertés comme la liberté d’expression et d’association accordées qui permettent de revendiquer fièrement l’étiquette « démocratie ». À partir du moment où le peuple n’a pas le pouvoir de décider directement des questions portant sur les affaires de la cité, autrement dit de faire de la politique, il n’est pas dans un régime démocratique. Ce que nous appelons faussement la « démocratie représentative » est plutôt une « oligarchie élective libérale », tout comme la « démocratie populaire » pratiquée dans les pays communistes n’était qu’une formule servant à justifier une dictature bureaucratique du parti unique. Elle est, de la même manière, utilisée pour justifier le pouvoir de la bourgeoisie capitaliste.
On pourrait aussi parler de dématimie, en combinant dêmos (le peuple) et atimia (privation de droits), pour désigner la dépossession politique du peuple lui-même. Ce néologisme reflète la situation paradoxale du citoyen moderne : membre à part entière de la collectivité, mais dépossédé de toute souveraineté réelle dans un système représentatif qui décide à sa place.
Le terme renvoie directement à la notion grecque d’atimie, littéralement « privation de droits civiques ». Dans la démocratie athénienne, l’atimie désignait une sanction retirant tout ou partie des droits politiques : le citoyen átimos ne pouvait plus voter les lois, siéger aux assemblées populaires ni participer aux affaires publiques. Il demeurait membre de la cité, mais était exclu de la souveraineté collective. Par analogie, le système représentatif moderne produit une forme d’atimie diffuse : nul n’est officiellement privé de ses droits, mais chacun en est pratiquement dépossédé à chaque élection rituelle, comme un chèque en blanc donné à un ou plusieurs dirigeants, à qui l’on confie — et renonce par la même occasion — notre propre pouvoir d’agir.
Réaliser pleinement la démocratie
Mais revenons au sujet principal : la définition d’une démocratie dite « plénière », maintenant que nous avons défini le mot démocratie et déterminé qu’elle ne pouvait être que « directe ». Le terme plénière vient du latin plenus, qui signifie « plein » ou « complet » ; il désigne ce qui est total, intégral, rassemblant toutes ses parties. Aujourd’hui, il renvoie majoritairement à une assemblée réunissant tous ses membres, sans exclusion.
Par « démocratie plénière », j’entends une démocratie pleine et entière, qui permette la participation de toutes et tous aux décisions, et qui étende la participation politique directe à l’ensemble des sphères de la vie collective, jusqu’à l’organisation même de la production et de la répartition des richesses. C’est donc une démocratie directe ayant atteint son plein potentiel, puisque la démocratie, même directe, ne garantit pas toujours la liberté et l’égalité réelles, pourtant indispensables.
Il suffit de voir l’exemple athénien : malgré sa prétention à la démocratie directe, Athènes avait une conception très restreinte de la citoyenneté, excluant les femmes, les esclaves et les étrangers de la vie politique, comme nous l’avons vu. C’était une démocratie limitée, reposant sur une société patriarcale, xénophobe et esclavagiste. On voit donc que même les inventeurs de la démocratie plaçaient derrière le mot peuple une définition très partielle et exclusive mais ça n’est pas une raison suffisante pour ne pas se réapproprier cet idéal dans une version améliorée et réellement émancipatrice pour toustes.
Un autre exemple intéressant, plus contemporain, est celui de la Suisse, qui, derrière son image d’exception helvétique, cache une réalité beaucoup plus nuancée. Car la démocratie directe suisse relève souvent davantage d’un symbole identitaire que d’un véritable pouvoir populaire : elle consolide le sentiment national plus qu’elle ne transforme les rapports de force. En pratique, ses instruments comme les initiatives populaires et référendums sont largement dominés par les groupes d’intérêts disposant des ressources nécessaires pour influencer l’opinion. Les campagnes politiques, très coûteuses, favorisent les acteurs économiques les plus puissants, tandis que la double majorité (celle des citoyens et des cantons) neutralise fréquemment les élans populaires au profit des régions les plus conservatrices.
À cela s’ajoute un problème plus profond : la démocratie directe suppose du temps, de l’information et une réelle compréhension des enjeux, autant de conditions rarement réunies dans une société dominée par les médias des riches et la précarité du quotidien. D’autant que le système capitaliste bloque tout pouvoir réel des travailleurs sur la production : nous n’avons, dans ce système, aucun contrôle sur ce que nous produisons, ni sur la manière dont nous le produisons. Autrement dit, la démocratie s’arrête aux portes des entreprises.
Ainsi, le modèle suisse illustre bien les limites d’une démocratie sans égalité sociale réelle, où la participation existe, mais où la souveraineté demeure confisquée. On comprend dès lors qu’une démocratie directe peut très bien coexister avec une société hiérarchique, fondée sur des oppressions multiples, qu’elles soient économiques, comme dans le capitalisme ou l’esclavage antique, ou sociales et culturelles, comme dans l’exclusion de certaines minorités.
Il est donc primordial d’établir quelques principes pour mesurer le niveau démocratique d’une société, pour déterminer si la démocratie est inexistante, limitée, partielle ou plénière selon des critères matériels, et non simplement institutionnels. Il est évident que je ne vais pas reprendre les méthodes bourgeoises et institutionnelles de mesure de « l’indice démocratique », qui reposent sur une vision libérale et capitaliste de la démocratie, partant du principe que le système représentatif serait la forme la plus évoluée du régime démocratique. Quand bien même je reconnais que ce système vaut mieux qu’une dictature totale ou qu’une monarchie de droit divin, garantissant quelques libertés non négligeables, il n’en reste pas moins éloigné du principe même de démocratie : la libre association et la liberté d’expression, bien que nécessaires, n’étant pas les seuls critères déterminants.
Le premier critère, le plus élémentaire, consiste à se demander : une partie non-négligeable de la population participe-t-elle directement aux affaires politiques ? Autrement dit, les citoyens ou considérés comme tels disposent-ils d’un pouvoir réel pour prendre part aux décisions et influencer concrètement les résultats sur les questions qui les concernent ? Si la réponse est non, on peut déjà exclure le fait démocratique. Si la réponse est oui, il faut alors en mesurer le degré.
Le deuxième critère consiste à évaluer le niveau de citoyenneté, c’est-à-dire à déterminer à qui et dans quelle proportion les droits politiques sont accordés. Les femmes, les minorités, les étrangers… peuvent-ils participer aux décisions ? Si une partie de la population est exclue de la citoyenneté alors il s’agit d’une démocratie limitée de facto.
Le troisième et dernier critère vise à distinguer trois formes de démocratie afin de déterminer si une démocratie est partielle ou plénière dans son ensemble :
1. La démocratie politique
La démocratie politique renvoie à la manière dont les institutions organisent et distribuent le pouvoir dans une société. Elle se définit par un ensemble de structures qui garantissent l’égalité de participation aux décisions collectives : assemblées populaires, conseils locaux, mandats courts et révocables, transparence des débats, rotation des charges. Son objectif est d’empêcher la confiscation du pouvoir par une minorité, qu’elle soit politique, technocratique ou partisane, en assurant un contrôle permanent de la population sur les décisions et sur ses délégués. Dans une véritable démocratie politique, les institutions ne sont pas des organes séparés du peuple, mais des espaces d’exercice collectif du pouvoir, où la loi et les décisions publiques émanent directement des assemblées populaires dans un processus d’autogouvernement. Ainsi comprise, la démocratie politique n’est pas seulement un cadre juridique : c’est une architecture vivante qui rend la souveraineté populaire concrète et praticable.
2. La démocratie économique
La démocratie économique consiste à étendre le principe d’autogouvernement à la sphère de la production, de la propriété et de la répartition des richesses. Dans un système capitaliste, l’économie demeure un domaine séparé, gouverné par la logique du profit et la concentration du pouvoir entre les mains de quelques acteurs économiques. Or, sans contrôle collectif sur les moyens de production, la démocratie politique reste un simulacre : ceux qui possèdent décident, même lorsqu’ils ne siègent pas dans les institutions. La démocratie économique suppose au contraire la socialisation des ressources, la coopération des travailleurs et une planification démocratique orientée vers la satisfaction des besoins plutôt que vers l’accumulation du profit. Elle vise à substituer à la logique de la concurrence celle de l’autonomie partagée et du bien commun.
Exemple concret : les SCOP en France. Ces entreprises coopératives reposent sur le principe « une personne, une voix », quel que soit le capital détenu. Chaque membre participe activement aux décisions de l’entreprise, incarnant leur credo : « La démocratie nous réussit ». Ce slogan n’est pas un simple mot d’ordre ; il reflète la réalité concrète de la gouvernance coopérative : l’autogestion collective est possible et favorise performance, bien-être, responsabilité partagée et solidarité entre tous les membres. Son principal défaut reste sa dépendance à l’économie de marché.
En parallèle, on peut imaginer la municipalisation de l’économie, plaçant la gestion des ressources et de la production sous le contrôle direct des citoyens via des conseils et assemblées populaires, pour concrétiser la démocratie économique à l’échelle locale.
3. La démocratie sociale et culturelle
La démocratie sociale, ou culturelle, renvoie à la capacité des individus à participer pleinement à la vie collective, au-delà du cadre strictement institutionnel ou économique. Elle repose sur l’égalité réelle des conditions, sur l’accès universel à l’éducation, à la culture et à l’expression publique. Une société ne peut se dire démocratique si ses citoyens, privés de temps, de savoir ou de reconnaissance, sont réduits au silence. La démocratie sociale implique la création d’espaces communs de parole, de solidarité et de coopération, où chacun peut contribuer à la définition du bien commun. Elle donne à la démocratie sa dimension vécue : non plus seulement un régime politique, mais une forme de vie partagée, fondée sur l’égalité, la participation, la liberté d’expression et d’association.
L’objectif ultime est de former des citoyens libres, capables de réflexion critique et d’initiative. Pour cela, la société doit offrir les outils nécessaires à l’épanouissement intellectuel, créatif, physique et émotionnel de chacun, en respectant les besoins et les préférences individuelles. Cet épanouissement passe aussi bien par l’éducation et la culture que par des pratiques favorisant la conscience de soi et l’expression personnelle — qu’il s’agisse de la méditation, de la création artistique ou du sport — autant de moyens permettant à chacun de se connaître, de s’émanciper et de contribuer pleinement à la vie collective. On peut ainsi parler de plénitude sociale : l’individu se réalise pleinement à travers la vie collective et l’auto-éducation, et non par l’accumulation matérielle qui aliène et confond l’identité avec la possession.
La logique consumériste engendre un manque existentiel permanent, comblé artificiellement par l’accumulation d’objets ou d’expériences superficielles, sans véritable lien ni avec autrui ni avec soi-même. La plénitude sociale consiste au contraire à reconstruire ces liens, à permettre à chacun de trouver sens et satisfaction dans la participation collective, la créativité partagée et la reconnaissance mutuelle. Dans cette perspective, l’éducation, la culture et la participation citoyenne deviennent les leviers d’une transformation à la fois personnelle et sociale, donnant à la démocratie sa profondeur humaine et émancipatrice. Il n’existe, à ce titre, aucune opposition entre individualisme et collectivisme : on pourrait parler d’un individualisme collectif, où chacun s’épanouit à travers les autres, comme l’être humain dépend de son écosystème pour vivre.
En somme : “Un est tout, tout est un.”
Ces trois dimensions sont indissociables : sans démocratie économique, la démocratie politique se vide de sens ; sans démocratie sociale, elle devient purement formelle. Ensemble, elles constituent les conditions d’une démocratie plénière, la forme la plus avancée de démocratie, en permettant au plus grand nombre de participer à un large éventail de décisions qui les concernent directement.
On pourrait me rétorquer que de tels modèles n’existent pas, qu’ils relèvent de l’utopie. Il est vrai qu’il n’existe pas aujourd’hui de démocratie plénière pleinement réalisée. Cependant, certaines expériences contemporaines, comme les communes du Rojava au Kurdistan syrien ou les communautés zapatistes du Chiapas, en offrent des formes préfiguratives. Ces sociétés d’autogouvernement cherchent à articuler la démocratie politique, économique et sociale : assemblées populaires souveraines, mandats révocables, économie coopérative, égalité de genre, pluralisme culturel. Bien qu’elles demeurent limitées par la guerre, la pauvreté ou l’isolement géopolitique, elles démontrent que l’autonomie collective n’est pas une utopie théorique mais une praxis possible. Elles représentent moins un aboutissement qu’un mouvement vers la démocratie plénière vers une société où le peuple, au sens plein du dêmos, devient à la fois sujet et objet de son propre pouvoir.
La principale entrave à leur pleine réalisation réside dans leur isolement international et dans les pressions exercées par les États-nations et le système capitaliste mondialisé. Il est donc essentiel d’imaginer la démocratie plénière comme un phénomène internationaliste et graduel, appelé à s’étendre dans une large partie du globe notamment au sein des sociétés dites « avancées », sans quoi les pressions économiques et géopolitiques continueront d’entraver sa pleine expression.
forme du pouvoir
Il est évident que l’état-nation rentre en opposition avec la démocratie plénière, cette forme de pouvoir centralisé ne peut pas être pleinement démocratique puisque l’État est lui-même un instrument de domination, non une instance neutre ou garante du bien commun. Il concentre le pouvoir entre les mains d’une minorité : gouvernants, technocrates, bureaucrates, tous décidant au nom du peuple. Cette structure verticale, née pour administrer et protéger la propriété privée, ne peut être réformée en profondeur sans se nier elle-même. La logique d’État, c’est celle du commandement, de la délégation et du monopole de la contrainte. La logique démocratique, au contraire, suppose la participation, la rotation et la délibération collective. Abolir l’État, ce n’est donc pas plonger dans le chaos, mais libérer la société de la forme hiérarchique qui empêche l’autogouvernement pour le remplacer par des formes de pouvoir plus locales et proches des individus.
Pour cette raison, toute abolition purement négative, qui détruit sans construire en parallèle un nouveau pouvoir, retombe fatalement dans la barbarie ou dans un nouvel autoritarisme. Il ne suffit pas de renverser les structures existantes : il faut, dès maintenant, dans le cadre du système actuel, édifier des institutions démocratiques solides, enracinées dans la vie sociale et économique, qui incarnent concrètement le pouvoir collectif. C’est une stratégie de double pouvoir, qui consiste à construire des institutions parallèles à l’État capitaliste pour, à terme, le remplacer.
Arrêtons de fantasmer un éventuel « grand soir » révolutionnaire qui ne viendra jamais : la révolution se construit dans le présent, non dans la projection d’un futur merveilleux et hypothétique qui surviendrait par magie. Il faut créer, dès aujourd’hui, les conditions de notre avenir, en plantant déjà les germes d’une société post-capitaliste. On sortira du capitalisme de l’intérieur, en créant nous-mêmes des structures qui vont à l’encontre des logiques de profit et d’exploitation, pour les remplacer par des logiques de solidarité et d’émancipation.
Les classes populaires ne doivent pas reproduire l’ancien modèle sous un autre nom, mais inventer une nouvelle architecture du pouvoir. Assemblées populaires locales, conseils de quartier, coopératives de production ou encore plénums — pour rester dans le même champ lexical que la démocratie plénière —, peu importe le terme : ils désignent tous des structures horizontales fondées sur la démocratie directe.
Ces structures pourraient former les cellules de base de futures communes et de la démocratie plénière. Chacune reposerait sur les principes de participation directe, de mandat impératif, de révocabilité et de transparence. Les décisions ne seraient plus imposées par une autorité centrale, mais émergeraient de la coordination horizontale des communes, dans une logique de confédération décentralisée. À chaque échelon de coordination — qu’il s’agisse du niveau communal, régional ou confédéral — les délégués ne disposeraient que d’un mandat strictement défini par leurs assemblées de base.
Ces mandats impératifs, limités dans le temps et révocables à tout moment, auraient pour unique fonction de transmettre et d’appliquer les décisions collectives, jamais d’en formuler de nouvelles. Ainsi, une assemblée régionale ne serait pas un nouveau centre de pouvoir, mais un espace de coordination entre communes ; de même, une assemblée confédérale ne ferait que relayer les décisions issues des niveaux inférieurs, afin d’assurer la cohérence des actions à plus grande échelle. Cette confédération de communes, articulant démocratie politique, économique et sociale, permettrait de substituer au pouvoir séparé de l’État un pouvoir collectif, horizontal et partagé. Il ne s’agit pas de remplacer un appareil par un autre, mais de transformer la nature même du pouvoir : passer du gouvernement des hommes à l’administration des choses, de la domination hiérarchique à l’auto-organisation consciente d’une société libre.
Aujourd’hui, il est bien plus aisé d’imaginer une telle société grâce aux avancées technologiques. Les moyens de communication permettent désormais à chacun d’échanger, de délibérer et de participer, quel que soit l’endroit où il se trouve. L’époque où la délégation du pouvoir était justifiée par des contraintes matérielles est révolue : ce qui relevait autrefois de la nécessité n’est plus qu’une habitude institutionnelle. Si l’on est capable de réaliser des transactions financières sécurisées à l’échelle mondiale, on ne peut sérieusement prétendre que la cyberdémocratie ou le vote électronique seraient impossibles ou trop risqués.
Le véritable problème de la technologie ne réside pas dans son potentiel, mais dans son contrôle. La technologie dépend toujours de son maître : de qui en détient les moyens, et dans quel but. Aujourd’hui, ce sont les capitalistes, à travers les géants du numérique, qui dictent les règles du jeu dans une optique de profit et de surveillance. En réalité, les gouvernants et les puissances économiques n’ont jamais eu intérêt à développer des outils technologiques véritablement démocratiques, car cela reviendrait à remettre en cause leur domination même sur la société.
Nous pourrions aisément développer des technologies libres et ouvertes, conçues collectivement et contrôlées démocratiquement, dans une société émancipée. En ce sens, la technologie peut devenir un allié précieux, à condition de ne pas oublier le plus grand défi de notre siècle : la crise écologique née de décennies de destruction de l’environnement. La technologie ne sera donc pas de trop, tant qu’elle est utilisée non pas dans une logique de surproduction, mais dans celle de la résolution des problèmes écologiques et sociaux. Cela demeure possible tant que c’est l’humanité elle-même et non les grandes firmes qui décide, en fonction de ses besoins et de ses valeurs, plutôt que pour satisfaire la logique du profit.
L’humanité n’a aucun intérêt à s’auto-détruire ni à provoquer sa propre extinction. Si elle va droit dans le mur, c’est le fait de quelques industriels sans la moindre considération pour les générations futures, obsédés par l’accumulation illimitée dans un monde paradoxalement fini. C’est là, sans doute, la plus grande contradiction du capitalisme, et celle qui causera sa perte : son incapacité à organiser la production selon les besoins réels, et sa recherche de croissance perpétuelle dans un univers limité en ressources. Ce système a démontré son in-viabilité écologique et ne peut plus être réformé. Renverser le capitalisme n’est donc pas seulement un choix politique, mais une nécessité historique pour assurer notre survie en tant qu’espèce.
conclusion
La démocratie plénière n’est pas un état que l’on décrète, mais un horizon à atteindre. Je ne prétends pas qu’elle adviendra du jour au lendemain, ni qu’elle couvrira un jour toute la surface du globe. Je ne promets ni le paradis, ni les lendemains qui chantent. La vie n’est qu’une longue lutte, un effort constant pour conquérir et préserver ce qui a été arraché à la servitude. Rien n’est jamais acquis, mais tout peut être conquis. À nous de faire germer la démocratie plénière, de la nourrir, de l’améliorer, de l’étendre, pas à pas, là où nous vivons. Pour qu’un jour, peut-être, l’humanité puisse véritablement se gouverner elle-même, et que notre passage sur terre ait eu un sens : celui d’avoir prouvé que les êtres humains peuvent vivre en harmonie, entre eux et avec le monde qui les porte.
À noter : j’emploie ici le terme « peuple » par souci de simplification. Libre à chacun d’utiliser celui qui lui semble le plus juste selon le contexte : citoyens, travailleurs, prolétaires, classes populaires… Tous désignent pour moi une même réalité : celle des dominés. La démocratie plénière étant, par essence, un monde où les dominés abolissent les dominations.



