
Suite à une tragédie ayant coûté la vie à une soixantaine de jeunes dans l’incendie d’une discothèque à Kočani, en Macédoine du Nord, les citoyens et étudiants macédoniens ont décidé de faire entendre leur voix. À l’instar des mobilisations récentes en Serbie, des manifestations ont été organisées et des plénums se sont formés pour protester contre les gouvernants jugés responsables de cette catastrophe. Ce phénomène montre que le modèle du plénum n’est pas une forme d’auto-organisation isolée, mais qu’il s’exporte et s’étend lors des crises successives dans les pays des Balkans, prouvant ainsi qu’il a le potentiel d’être bien plus qu’un simple outil de contestation…
C’est dans la nuit du 16 mars 2025, vers 2h35 du matin, qu’un incendie s’est déclaré dans la discothèque Pulse, située à Kočani, alors qu’environ 650 personnes assistaient à un concert du groupe de hip-hop DNK. Le feu aurait été provoqué par des engins pyrotechniques utilisés lors de la performance, dont les étincelles auraient enflammé des matériaux inflammables au plafond. L’incendie s’est propagé rapidement, piégeant de nombreuses personnes à l’intérieur. Le bilan est lourd : 62 morts et 193 blessés, faisant de cet événement tragique l’un des plus traumatisants de l’histoire récente de la Macédoine du Nord.
Là où la tristesse est encore plus vive pour la population macédonienne, c’est que différentes sources liées à l’enquête indiquent que la discothèque Pulse opérait sans licence valide et ne respectait pas les normes de sécurité requises. Le bâtiment, un ancien entrepôt reconverti, manquait de sorties de secours adéquates, de systèmes de sprinklers (réseau de tuyaux et d’arroseurs automatiques installés au plafond) et ne disposait que d’un seul extincteur. Ces manquements ont considérablement entravé les efforts de sauvetage et amplifié la catastrophe.
En conséquence, la tristesse s’est rapidement transformée en colère : face à un drame évitable, une majorité de la population attribue cette tragédie à la corruption qui gangrène la société macédonienne, exprimant ainsi un ras-le-bol général envers les gouvernants jugés incompétents. En réaction à ce mécontentement, le gouvernement de Macédoine du Nord a annoncé une série d’inspections dans l’ensemble des établissements enregistrés comme cabarets, discothèques et boîtes de nuit, avec l’engagement de publier un rapport détaillé. Cette annonce n’a cependant pas suffi à apaiser la colère des citoyens et des étudiants, qui considèrent que la catastrophe est le symptôme d’une corruption systémique bien plus profonde.
Ce mouvement rappelle fortement ce qui s’est produit récemment en Serbie suite à la catastrophe de la gare de Novi Sad, le 1er novembre 2024. Cette ancienne gare mal entretenue, dont les travaux de rénovation semblent avoir été bâclés, a vu l’un de ses auvents s’effondrer, provoquant la mort de 16 personnes et de nombreux blessés. Cet événement avait profondément choqué la population serbe, qui a, elle aussi, rapidement exprimé sa colère contre une corruption généralisée des gouvernants. Ce mouvement de protestation se poursuit encore aujourd’hui, au moment où sont écrites ces lignes.
La création des plénums
Les similitudes entre les mouvements en Serbie et en Macédoine du Nord ne s’arrêtent pas là. Ces deux pays, rappelons-le, partagent un passé commun au sein de l’ex-Yougoslavie, ainsi que de nombreuses références culturelles et politiques. Après avoir enflammé la Serbie, la dynamique des plénums a désormais gagné la Macédoine du Nord. Là aussi, face à une classe dirigeante jugée incompétente et responsable de la tragédie, les gouvernés ne se sont pas contentés de manifester : ils ont spontanément formé des « plénums », ces assemblées horizontales ouvertes à tous, fondées sur les principes de la démocratie directe.
Ce mode d’auto-organisation est bien connu dans les Balkans. Il avait déjà émergé lors de grandes vagues de contestation : en Croatie en 2009, en Bosnie-Herzégovine en 2014, et plus récemment en Serbie. Il s’inscrit dans une tradition régionale marquée par l’expérience de l’autogestion, héritée du régime de Tito, qui a laissé une empreinte durable dans les sociétés post-yougoslaves, même si cette autogestion était imparfaite et que le régime titiste restait autoritaire et bureaucratique.
Par ailleurs, les plénums s’inspirent aussi de l’anarchisme : lors de leur première apparition en Croatie en 2009, ils avaient été en partie portés par des étudiants proches des milieux anarchistes, qui réclamaient alors une éducation gratuite et accessible pour tous. Les plénums sont donc apparus comme une solution naturelle pour les classes populaires macédoniennes pour protester contre des gouvernants jugés responsables, portés notamment par les étudiants. Le groupe nouvellement formé « Plénum étudiant » a rapidement appelé les étudiants de Macédoine du Nord à s’organiser avec leurs camarades et à décider ensemble comment lutter contre un « système pourri et corrompu », partageant des documents comme le livre de cuisine du blocus qui inspiré la formation des plénums dans les Balkans.
D’autres collectifs se sont également mobilisés, à l’image du groupe informel « Promeni.mk ». Appelant à des mobilisations autonomes, en dehors des partis et syndicats traditionnels, ils puisent leur inspiration dans les récentes protestations étudiantes en Serbie. Dans un de leurs appels, « Promeni.mk » dénonce l’acceptation passive de l’injustice et la normalisation de la corruption et de l’incompétence qui gangrènent le pays. Selon eux, il est urgent que les citoyens cessent d’attendre des solutions venues d’en haut et prennent eux-mêmes en main leur destin, pour construire, ensemble et de manière organisée, la Macédoine qu’ils souhaitent et méritent.
Nous pourrions aussi évoquer la Faculté « St. Cyrille et Méthode » de Skopje, où deux fractions étudiantes s’affrontent : le Parlement des étudiants de l’Université (USS-UKIM), représentation bureaucratique et hiérarchique des étudiants, et le Parlement étudiant indépendant (NSS-UKIM), issu d’une initiative lancée par des étudiants de la Faculté de philosophie. Ce dernier groupe s’est constitué après l’adoption d’une motion de défiance contre la direction de l’USS-UKIM. Contrairement à l’organisation traditionnelle, ils s’organisent de manière horizontale, par plénums, se décrivant eux-mêmes comme « une organisation structurée horizontalement et produit de l’auto-organisation de tous les étudiants de l’UKIM », et proclamant : « Nous appelons tous les parlements étudiants à suivre cet exemple et à se distancier publiquement de l’USS, ainsi qu’à voter une motion de défiance envers sa direction. Il est temps que les étudiants parlent pour eux-mêmes ! L’expérience USS est terminée, c’est notre Université ! »
À travers cette démarche, les étudiants affirment leur refus de voir leurs organes décisionnels placés sous l’influence des partis politiques ou des autorités, revendiquant ainsi leur indépendance et leur autonomie. Ces appels forts à l’autonomie collective, en dehors des structures traditionnelles, ne se limitent pas au seul milieu étudiant. On retrouve la même dynamique dans d’autres groupes, comme le collectif informel « Koj e sleden? » (‘Qui est le prochain?’), né après le meurtre tragique de Frosina Kulakova, une jeune femme tuée en janvier 2025 dans un contexte de violences qui a profondément choqué la société macédonienne. Cette affaire, perçue comme révélatrice des défaillances du système judiciaire et institutionnel, notamment son incapacité à protéger les femmes victimes de violences, a provoqué une vague d’indignation et donné naissance à ce collectif citoyen.
Depuis, « Koj e sleden? » multiplie les initiatives. Après avoir organisé plusieurs manifestations, le groupe continue ses actions en faveur de la justice sociale et de la lutte contre l’impunité. Parmi elles, un rassemblement commémoratif a été organisé en hommage aux victimes de l’incendie de la boîte de nuit à Kočani, réunissant des milliers de personnes venues exprimer leur deuil et leur solidarité. Lors de ces événements, les banderoles donnaient une voix à la colère collective. On pouvait lire des slogans percutants tels que : « Le peuple souffre pendant que le système reste figé », « La corruption tue, les innocents brûlent », ou encore « À cause d’un système pourri, nous, les jeunes, pourrissons ». D’autres messages exprimaient la douleur et la solidarité : « Une boule dans la gorge, des larmes dans les yeux, vous n’êtes pas seuls », « Détenteurs de records en jours de deuil », ou « Toutes les années de silence se terminent par une minute de silence ». Chaque phrase, brandie haut par la foule, traduisait une même exigence : celle d’en finir avec l’impunité et l’indifférence institutionnelle.
Les limites du mouvement
Si ces expériences sont réjouissantes à bien des égards et montrent un phénomène plus large d’un processus en cours dans les Balkans, qui voit les plénums se multiplier lors des grands moments de crise et de protestation sociale, il manque encore une étincelle qui puisse transformer l’essai. Il s’agirait de faire des plénums non plus un simple outil de contestation contre la corruption ou les gouvernants, mais un véritable contre-pouvoir à l’État bourgeois, dans une optique plus radicalement anticapitaliste.
Les plénums ont clairement les prérequis pour devenir la pierre angulaire d’une nouvelle forme de gouvernement : celui de l’auto-gouvernement des classes populaires et des opprimés. Ces assemblées populaires, entièrement horizontales, spontanées et ouvertes à tous, sont les prémices d’un monde radicalement différent, fondé sur la démocratie directe, où la population reprend en main ses affaires, libérée des structures oppressives capitalistes et institutionnelles. Cette forme d’organisation semble éviter les erreurs du passé, telles que la délégation aveugle ou la récupération politique par des partis et syndicats devenus de simples outils bureaucratiques de gestion du capitalisme. Elle se révèle être un modèle facilement exportable au-delà des frontières. Peu importe le nom qu’on leur donne — plénums, conseils, assemblées populaires — leur fonctionnement reste globalement similaire, malgré des spécificités locales, et s’inscrit dans la continuité d’expériences historiques comme les soviets, dont ils représentent une forme moderne, parmi d’autres expériences d’auto-organisation populaire tendant à l’horizontalité et à la décentralisation.
Cependant, si les plénums portent en eux une origine clairement anticapitaliste, ils peuvent aussi être détournés et se dissoudre dans un mouvement plus diffus, diluant ainsi leur potentiel révolutionnaire. Le défi est donc de lier les plénums à une lutte explicitement anticapitaliste, dépassant la simple dénonciation de dirigeants corrompus ou incompétents. Car le capitalisme est, par nature, un système corrompu par l’argent roi ; le problème n’est pas un défaut de vertu des gouvernants, mais bien la logique même du système. Le mythe d’un gouvernement vertueux doit être abandonné : tout gouvernement sert la classe sociale qui le soutient, en l’occurrence la bourgeoisie. La seule réponse possible est l’auto-gouvernement, seul capable de défendre les intérêts du plus grand nombre, en permettant aux individus de reprendre collectivement en main leurs affaires quotidiennes, à travers des plénums permanents, organisés partout et en tout temps. Ce processus permettrait, par la même occasion, d’abolir la séparation entre politique et vie quotidienne, entre travail et existence.
Pour radicaliser ces expériences, il nous faut remporter la bataille culturelle, en proposant comme horizon une sortie du capitalisme par ces nouvelles formes d’auto-gouvernement. Cela implique de construire des organisations fortes, capables de faire germer des idées hautement radicales et de relier les luttes entre elles sans instaurer de nouvelles hiérarchies. Il est essentiel de veiller à ne pas reproduire les erreurs du passé : il ne s’agit pas de s’approprier les luttes, mais de permettre aux personnes concernées de s’emparer elles-mêmes des sujets qui les touchent. Pas à l’énième universitaire de venir expliquer aux opprimés ce qu’ils vivent au quotidien. C’est là, et seulement là, que réside la possibilité d’embraser la société, pour construire un monde débarrassé de toute forme de domination, un monde où régnerait la véritable liberté : celle où le travail par nécessité aurait disparu, et où chacun pourrait se développer pleinement, collectivement comme individuellement.
source :
https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article74113=
https://www.theguardian.com/world/2025/mar/16/north-macedonia-mourning-nightclub-fire-kocani?utm
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