
Depuis une vingtaine d’années, et surtout depuis la période des attentats de 2015, la question de l’islamophobie est un sujet brûlant à la fois dans le monde politique, médiatique et militant. Sa mise en concurrence progressive avec l’antisémitisme pour des raisons politiques, polémistes ou encore électoralistes, a été plus que jamais activée depuis 2023 avec le génocide orchestré par Israël. Cette guerre ayant un fort écho en France, les actes et les discours islamophobes et antisémites se sont multipliés.
Nous définissions l’antisémitisme comme étant une forme de racisme menant à une stigmatisation, à des croyances en des préjugés et des stéréotypes négatifs à l’égard des Juifs (réels ou supposés), mais aussi la formation d’une idéologie s’appuyant sur une structure de pensée essentiellement complotiste qui propose un décryptage du fonctionnement de la société en dénonçant une supposée action maléfique des Juifs œuvrant dans l’ombre. Nous considérons l’islamophobie comme renvoyant à des logiques de stigmatisation discriminatoire affectant les individus identifiés comme musulmans. Nous verrons au cours de cet article comment ces deux formes de racismes peuvent avoir des points analogues évidents.
On s’intéressera d’abord en quoi ces deux formes de discriminations vont plus loin qu’une haine de la religion en nous intéressant à leur histoire, à leur tendance racialisante et naturalisante. Nous analysons effectivement ces deux formes de discrimination comme des haines raciales, bien plus qu’une haine religieuse. Ensuite, nous démontrerons la dimension conspirationniste qui rend compte de la singularité de ces deux racismes.
I. De la haine religieuse à la haine raciale
A. De l’antijudaïsme à l’antisémitisme
Le terme d’antisémitisme serait apparu pour la première fois en 1879 avec le journaliste allemand Wilhelm Marr avec comme volonté affichée d’être hostile à l’égard des Juifs, ce dernier participe à la création l’année suivante de la « ligue antisémite d’Allemagne ».
En France, c’est Edouard Drumont qui développe et popularise le terme d’antisémitisme, notamment en créant la « Ligue nationale antisémitique de France ».
Drumont est un journaliste qui fut principalement connu pour son ouvrage « La France juive ». Il fait alors une synthèse de tous les courants de l’antijudaïsme de l’époque dans un contexte de développement du colonialisme et du scientisme. Cette synthèse se fonde sur 3 types d’antisémitismes de l’époque. D’abord, un antisémitisme économique, où les Juifs contrôleraient l’économie mondiale, les banques, et qui s’enrichiraient ainsi sur les crises et sur la pauvreté des Français. Il y lie l’antisémitisme catholique traditionnel, reprenant le mythe du peuple déicide où les Juifs auraient tués Jésus. Et surtout, il introduit un antisémitisme biologique, où la figure du juif aurait des traits biologiques qui seraient à la fois physiques, comportementaux et moraux.
Il ira même jusqu’à dire que la question religieuse est finalement secondaire, et que la question principale est une question de race. C’est avec le développement de sa conception raciale que l’on peut distinguer le passage d’un antijudaïsme, où théoriquement la conversion suffirait à ne plus endosser le stigmate, à un antisémitisme où l’individu juif ne peut se soustraire des stigmates et des préjugés négatifs qu’on lui colle car ils seraient biologiquement déterminés.
Pour appuyer son propos, Drumont par son métier de journaliste, mettra en avant systématiquement les faits divers qui seraient commis par des Juifs. La volonté ici était de créer un effet loupe, pour que la population perçoive une menace de la part des Juifs. On peut déjà faire quelques rapprochements ici avec notre contexte contemporain, où des agitateurs d’extrême droite, qu’ils viennent du milieu politique ou médiatique, reprennent trait pour trait ce genre de méthodes à l’encontre des Musulmans.
B. La construction d’un racisme : l’islamophobie
L’islamophobie est un terme qui serait apparu au sein d’administrateurs coloniaux en 1910 afin de critiquer les préjugés coloniaux vis-à-vis de l’islam. La haine et les préjugés négatifs envers des Musulmans restent une constante dans toute la période coloniale de la France. Cependant, il semble que du fait du contexte racialiste et scientiste de l’époque, le racisme biologique était bien plus important et normatif, reléguant ainsi l’hostilité à l’égard des Musulmans comme une stigmatisation secondaire.
Après la seconde guerre mondiale, le racisme et l’antisémitisme biologiques deviennent de moins en moins entendables dans le cadre normatif français, notamment parce qu’ils étaient associés à une forme de mal absolu qui rappelait le traumatisme de la Shoah.
C’est avec la guerre d’Algérie que le racisme prend un tournant culturel qui sera particulièrement visible avec les politiques d’assimilation et d’intégration de l’immigration. La guerre d’Algérie devient un évènement fondateur pour l’islamophobie et les extrêmes droites françaises postfascistes. La propagande française durant la guerre met ainsi en avant le thème de la religion, où l’islam ne serait qu’une religion de barbares et d’arriérés, notamment en y opposant le féminisme français blanc aux voiles « imposées » aux femmes musulmanes. Ce thème et cet argument d’instrumentalisation du féminisme à des fins islamophobes sera récurrent encore aujourd’hui. Les arguments sur la race sont progressivement relégués aux marges de l’extrême droite, préférant parler de conflit civilisationnel ou encore de guerre culturelle. En réalité, cette haine de l’islam pris par les islamophobes comme un ensemble idéologique et normatif sous-tend une haine raciale bien plus qu’une haine religieuse.
Ainsi, dans l’ouvrage de Félicien Faury « Des électeurs ordinaires », le chercheur s’intéresse aux électeurs du RN dans une petite commune au Sud de la France. Une des conclusions qu’il en tire est que le vocabulaire religieux s’impose comme l’une des manières privilégiées de dire « racial ». Chez les enquêtes il y a bien souvent derrière le mot « musulman » une conception raciale, appelant musulman tous les individus perçus sous des clichés raciaux et/ou vestimentaires sans aucune connaissance de la religion réelle des individus. La haine du musulman apparaît ici comme une stratégie plus ou moins consciente afin de laisser sortir sa haine raciale tout en évitant d’être taxé de raciste, qui est une accusation bien plus dépréciative dans le contexte normatif français que l’accusation d’islamophobe.
II. Antisémitisme et islamophobie : une singularité conspirationniste
A. Le conspirationnisme, fondement de l’antisémitisme moderne
L’antisémitisme du XXe, développé à son paroxysme par le système nazi, est profondément conspirationniste. On peut ainsi citer le terme de « judéo-bolchévique » qui était utilisé par les nazis pour dénoncer un ennemi de race et l’assimiler à un ennemi politique, le marxisme et qui n’est pour eux qu’une idéologie juive créée pour affaiblir l’Allemagne. Cette assimilation entre Juifs et communistes renvoient directement au mythe fondateur du conspirationnisme nazi avec la légende du « coup de poignard dans le dos ». Pour les nazis, la défaite de 14-18 n’est pas une défaite militaire, mais une défaite par une trahison de l’intérieur par les révolutionnaires de 1918 – 1919. Ces révolutionnaires étant évidemment assimilés aux Juifs qui auraient négocié la paix dans le dos des militaires allemands.
Cette théorie peut être rapprochée avec les écrits de Drumont, où il essentialise les Juifs comme étant « cosmopolites », sans patrie et donc voués à trahir la nation car ces derniers n’auraient pas d’attache nationale.
Ce trope antisémite relève de l’accusation de la « double allégeance », renforçant le conspirationnisme car les Juifs étant éparpillés en Europe, ils n’auraient pas d’attache nationale et ne feraient qu’avancer des soi-disant intérêts juifs au détriment des pays européens. Ce préjugé antisémite de l’existence d’un lobby juif a pu être réactivé après la seconde guerre mondiale, et en particulier depuis 2023 avec le contexte israélo-palestinien où les Juifs européens et américains sont accusés de ne faire qu’avancer les intérêts d’Israël en influençant les politiques de ces pays.
Certaines théories conspirationnistes ont pu également récemment avec la crise sanitaire du covid et le développement de la culture Internet être renouvelées. Les antivax pendant les manifestations anti-passe sanitaire en 2021 ont ainsi pu arborer de façon provocante des étoiles jaunes ou encore popularisé l’interrogation de « qui ? », censés désignés les Juifs comme responsables de la crise et s’enrichissant sur celle-ci, réactivant la vieille accusation médiévale contre les Juifs qui empoisonneraient les puits.
B. Une paranoïa raciste anti-musulmane
Parmi les théories islamophobes conspirationnistes, certaines peuvent venir directement du monde universitaire. C’est notamment le cas avec la notion de « jihad d’atmosphère ». Cette théorie part du principe qu’après la fin de l’emprise territoriale de Daech au Proche-Orient en 2019, il n’y aurait plus de donneur d’ordres pour les attentats. Cela a pour conséquence de considérer qu’il y a une menace floue, diffuse, de préparation d’attentat qui pourrait surgir chez tous les Musulmans. Chaque Musulman devient un suspect potentiellement à risque de commettre un acte terroriste.
Cela recoupe avec la notion de taqiya. La taqiya serait une stratégie de la part de jihadistes afin de se fondre dans la masse pour ne pas attirer l’attention. Cette notion a été extrapolée et complètement fantasmée par les faiseurs d’opinion islamophobes dans les médias, instillant un doute sur la dangerosité de tous les musulmans. Chaque Musulman peu importe l’intensité de sa pratique peut ainsi être perçu comme une menace potentielle car il pourrait cacher ses réelles intentions criminelles. Cette suspicion va même jusqu’à accuser les non-musulmans, comme on a pu le voir avec la diffusion de théories conspirationnistes sur l’auteur de l’attentat de Magdebourg en 2024, qui serait un « Musulman sous taqiya » alors même qu’il est avéré qu’il était non-musulman, avait une haine de l’islam et qu’il était même proche du parti d’extrême droite allemand AfD.
Pour finir nous noterons la diffusion du thème du grand remplacement, qui est une synthèse parfaite du conspirationnisme antisémite et islamophobe. Cette théorie à l’origine nazie et néonazie, puis réactualisée dans les années 2000 par l’intellectuel d’extrême droite Renaud Camus, accuserait les « élites mondialistes » d’organiser un remplacement de population et une islamisation de l’Europe au détriment des Européens blancs. Renaud Camus fut assez habile pour parler des « élites », mais qui désigne bien à l’origine chez les théoriciens nazis, les Juifs. Ici, l’usage du terme d’élites et autres synonymes revêt un atour fondamentalement antisémite.
Nous avons précédemment présenté la notion de judéo-bolchévisme. Depuis une vingtaine d’années, une notion similaire a fait son apparition dans le débat public, c’est « l’islamo-gauchisme ». Cette accusation vient de quasiment tous les partis politiques envers une gauche qui défendrait « trop » les Musulmans. Un terme qui permet d’associer un ennemi supposément mortel, c’est-à-dire les islamistes (qui en réalité désignent pour les islamophobes, les Musulmans de façon plus ou moins indiscriminée), à un ennemi politique, le « gauchiste ». Avec un sous-entendu conspirationniste assez clair, la gauche serait gangrénée de l’intérieur par des islamistes, généralement associés aux frères musulmans, qui dicteraient donc les programmes politiques et chercheraient in fine à islamiser la France.
On peut également retrouver dans l’islamophobie l’accusation de double allégeance. Cela fut particulièrement visible pendant les élections législatives de 2024 où un député d’extrême droite annonce sur le plateau de BFMTV que son parti interdira les binationaux d’être ministre. En prenant exemple sur Najat Vallaud-Belkacem qui selon lui n’aurait pas dû être ministre car sa double nationalité poserait un problème de « double loyauté », et que pour preuve, elle aurait voulu mettre en place dès le CP des cours d’arabe lorsqu’elle était ministre de l’éducation nationale, ce qui est évidemment faux.
Conclusion
Bien sûr, l’idée dans cet article ne fut pas de dire que l’antisémitisme et l’islamophobie sont exactement pareils, chaque racisme a ses particularismes. De même, il serait difficile de considérer (en France du moins) une possible radicalisation dans la violence génocidaire comme ce fut le cas pour la Shoah, car comme l’ont déjà démontré des historiens tels que Johann Chapoutot ou Christian Ingrao, nous n’avons pas vécu la guerre, et nous n’avons donc pas évolué dans un contexte d’un univers mental partagé qui n’était jamais sortie de celle-ci, tel que l’ont connu les populations dans les années 1920 – 1930. Cependant, ce que nous avons essayé de démontrer, ce sont des constructions et des mécanismes racistes contre les Musulmans analogues à ce qu’ont pu subir les Juifs depuis la fin du XIXe siècle. Evidemment, nous nous excusons à nos lecteurs si nous avons oublié des éléments et autres informations auxquelles nous n’avons pas pensé, ou que nous n’avons pas pu introduire dans ce court article.
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