
Alors que l’Assemblée nationale s’apprête à voter une loi sur la fin de vie, remettant sur le devant de la scène le débat sur l’aide à mourir dans la dignité, il semble essentiel de recentrer la discussion sur la facilité d’accès au suicide assisté dans une société qui broie les individus, physiquement comme mentalement.
Ce vendredi 2 mai, en commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, la proposition de loi sur « la fin de vie » a été validée. Elle sera prochainement examinée par l’ensemble des députés. Ce texte prévoit que toute personne atteinte d’une maladie incurable pourra bénéficier d’un « droit » à demander une aide à mourir. La loi envisagée ouvre, dans un cadre strictement encadré et médicalisé, la possibilité pour une personne gravement malade de solliciter une aide active à mourir. Cette assistance pourrait prendre deux formes : soit permettre au patient de se donner la mort à l’aide de substances prescrites à cet effet — ce qu’on appelle le suicide assisté — soit autoriser un professionnel de santé à administrer lui-même une substance létale, autrement dit, pratiquer une euthanasie. Le texte sera débattu en séance à partir du 12 mai. S’il est présenté comme un progrès pour les personnes atteintes de maladies incurables entraînant des souffrances insupportables, il constitue en réalité une première étape vers une vision libérale de la fin de vie : celle de la liberté de choisir sa mort, indépendamment des contraintes matérielles qui influencent nos décisions en pareil cas.
Dans tous les pays où de telles lois ont été adoptées, les garde-fous ont fini par céder, les critères d’accès s’élargissant avec le temps. Initialement réservée aux personnes en fin de vie, cette assistance s’est progressivement étendue à d’autres profils, y compris des patients atteints de maladies chroniques ou des personnes en situation de handicap, sans que leur espérance de vie soit nécessairement engagée à court terme. Au Canada, par exemple, il n’a fallu que quelques années pour que la législation évolue : d’un cadre limité aux personnes dont la mort était jugée imminente, elle s’est élargie à celles souffrant de pathologies ou de handicaps graves, même si leur fin de vie n’était pas proche. Il serait naïf de croire que la France ne suivra pas, à terme, le chemin emprunté par les pays ayant déjà légalisé ce dispositif. Des amendements primordiaux ont d’ailleurs déjà été rejetés en commission parlementaire, parmi lesquels :
– La création d’un délit d’incitation au suicide assisté ou à l’euthanasie
– La mise en place d’une vérification de l’absence de pressions sur le patient
– L’interdiction de pratiquer l’euthanasie sur des personnes atteintes de déficience mentale
Des choix qui annoncent déjà la couleur dans une société validiste incapable de s’adapter aux individus. Cette incapacité n’est pas accidentelle : elle s’inscrit dans une logique plus large, celle d’un système capitaliste et libéral où la notion de liberté est souvent réservée aux plus forts. La pensée libérale du capitalisme ne peut que conduire à une telle évolution : au nom de la liberté de choisir sa propre mort, les premières victimes seront les personnes jugées inaptes, économiquement « inutiles » et coûteuses pour notre modèle social. Les personnes en fin de vie, en situation de handicap ou en grande précarité seront « gentiment » poussées vers la mort.
Le mot « pousser » n’est pas choisi au hasard. Chaque jour, ces mêmes personnes subissent des propos validistes tels que : « Elle parle bien pour une autiste », « Trois jours de coma, ce n’est pas grand-chose », « Tout le monde a des problèmes, tu devrais faire un effort » ou encore, de la part d’un professeur évoquant des élèves autistes : « C’est bien gentil, mais en attendant, ce sont des fardeaux pour la classe. » Ces personnes dites « valides » font sans cesse sentir aux autres que leur existence est un poids.
À force d’être exposées à ce type de discours — qu’ils viennent de leurs proches, de la famille, du personnel médical ou de l’État — ne pensez-vous pas que les personnes vulnérables finiront par considérer cette « solution » qu’est l’aide à mourir comme un recours inévitable ? Une solution qui donne l’illusion du choix, tout en omettant que ce choix est toujours influencé, voire déterminé, par l’environnement économique et social dans lequel il s’inscrit. Peut-on réellement parler de liberté dans une société validiste qui maltraite les personnes fragiles, que ce soit dans les EHPAD, les hôpitaux, ou les services publics ? Quand elle ne les maltraite pas, la société les ignore, comme en témoigne Julie, malentendante :
« Je n’ai pas envie de devenir “normale”. […] La seule chose qui est difficile pour moi en tant que sourde, c’est le validisme : être invisibilisée, subir l’indifférence des valides, le manque d’efforts en matière d’accessibilité. »
Pendant ce temps, les politiciens bourgeois refusent de s’attaquer aux véritables problèmes qui rendent la vie des plus démunis insupportable : des soins trop coûteux, une vie sociale marginalisée, une société incapable de reconnaître la diversité des existences. Quelle sera la prochaine étape ? Autoriser le suicide assisté en cas de dépression sévère, dans une société capitaliste où les burn-out explosent ? Allons-nous pousser à la mort les sans-emplois, les sans-abris, toutes celles et ceux jugés socialement « inutiles », sans jamais nous attaquer aux racines de leur souffrance ?
Les chiffres sont alarmants. En 2023, 48 % des salariés déclaraient être en détresse psychologique, dont 17 % à un niveau élevé. En 2024, la France enregistre le taux le plus élevé de symptômes dépressifs en Europe, avec une prévalence de 11 %. La jeunesse n’est pas épargnée : une enquête de l’Ifop indique qu’en 2024, 23 % des jeunes ont déjà eu des pensées suicidaires, et près de la moitié des 11-24 ans ont connu un épisode dépressif d’au moins deux semaines. Entre les semaines 10 et 12 de 2024, les passages aux urgences pour idées suicidaires ont augmenté de 45 % chez les 18-24 ans, par rapport aux années précédentes. Ces chiffres ne tombent pas du ciel : ils sont les symptômes d’un système capitaliste à bout de souffle, qui maltraite la santé physique et mentale de la population. Un système qui ne voit pas les souffrances comme des problèmes à résoudre, mais comme des coûts à réduire.
Bien sûr, il ne s’agit pas de nier que certaines situations de fin de vie peuvent être marquées par une souffrance intolérable, et que pour ces personnes, le droit de mettre un terme à leur calvaire est un droit qui peut être légitimement accordé. Leur parole est précieuse, et leur détresse mérite d’être entendue avec sérieux et compassion. Mais c’est précisément par respect pour ces personnes que nous devons interroger le cadre dans lequel ce droit est reconnu : une société qui laisse tant de malades, de précaires, de personnes en situation de handicap livrés à eux-mêmes, mal accompagnés, mal soignés, mal considérés. Ce que nous refusons, ce n’est pas le droit à mourir, mais l’injustice d’un système où ce droit risque de devenir la seule échappatoire pour celles et ceux que nous avons déjà abandonnés.
Alors oui, parlons de la fin de vie. Mais parlons-en sérieusement, dans une société qui aura d’abord garanti à chacun le droit de vivre pleinement, dignement, et sans être réduit à sa souffrance ni à son utilité économique. Dans le cadre du capitalisme, comment déterminer qui a « le droit » de mourir dans une société de la performance, qui trie les individus selon leur utilité économique — et qui, ce faisant, les rend malades ? Nous n’accepterons jamais qu’une société décide qui doit vivre et qui doit mourir. Une société eugéniste qui sacralise la mort au lieu de garantir à chacun le droit de vivre dignement. Ce que nous voulons, ce n’est pas le « droit de mourir », c’est le droit de vivre. Nous pourrons parler plus sérieusement de la fin de vie le jour où un système aussi mortifère que le capitalisme aura pris fin, et où les personnes démunies, malades, handicapées seront pleinement reconnues comme des êtres humains à part entière, dignes de vivre dans une société qui s’adapte à leurs besoins. Une société finalement fondée sur ce principe : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »
sources :
https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/05/03/fin-de-vie-les-deputes-adoptent-en-commission-une-proposition-de-loi-creant-un-droit-a-l-aide-a-mourir_6602567_3224.html
https://www.lavie.fr/actualite/le-droit-a-mourir-arrive-en-debat-a-lassemblee-nationale-99306.php
https://www.sudouest.fr/lot-et-garonne/agen/l-aide-a-mourir-c-est-le-soin-ultime-le-depute-michel-lauzzana-favorable-a-la-proposition-de-loi-sur-la-fin-de-vie-24299812.php
https://www.santementale.fr/2025/01/les-francais-souffrent-davantage-de-depression/
https://www.lexpress.fr/sciences-sante/sante/depression-idees-suicidaires-linquietante-degradation-de-la-sante-mentale-des-jeunes-TPH7LPCG6VD7XFK5CKAL3735CI/
https://www.vie-publique.fr/en-bref/291481-la-sante-mentale-des-francais-se-degrade-en-2023
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