
Traduction d’un article de Lucas Maia : Une esquisse des convergences entre la théorie des conseils d’Anton Pannekoek et la théorie utopique d’Ernst Bloch, avec une analyse des conseils de travailleurs comme incarnation du concept d’utopie concrète de Bloch.
Publié à l’origine dans : MAIA, Lucas. Comunismo de Conselhos e Autogestão Social. 2e éd. Rio de Janeiro : Rizoma, 2015.
Anton Pannekoek et la théorie conseilliste
Anton Pannekoek est l’un des principaux théoriciens du communisme de conseils. Ce courant s’est consolidé, comme nous l’avons vu, dans la seconde moitié des années 1920. Il a émergé comme une expression théorique du mouvement ouvrier qui s’était développé depuis la Révolution russe de 1905, mais surtout en 1917, dans la Révolution allemande (1918-1923) et dans les tentatives révolutionnaires en Italie en 1919, entre autres. Ces expériences ont vu se développer une forme de lutte déjà esquissée lors de la Commune de Paris en 1871 : les conseils de travailleurs.
Lorsque les travailleurs commencent à s’auto-organiser en conseils de travailleurs, la tendance est à une radicalisation croissante de la lutte. En effet, dès leur formation, ces conseils expriment un niveau très élevé de radicalisme révolutionnaire². Historiquement, ils sont apparus comme une opposition totale aux organisations qui avaient déjà complètement capitulé face au capitalisme : les partis et les syndicats. Ces organisations n’expriment pas les intérêts de classe du prolétariat, mais ceux d’une autre classe sociale : la bureaucratie. La classe bureaucratique n’est pas la classe propriétaire dans la société capitaliste ; ce rôle est tenu par la bourgeoisie. La bureaucratie est une classe auxiliaire de la bourgeoisie, ce qui signifie qu’elle est opposée au prolétariat. Cependant, comme elle n’est pas homogène mais stratifiée, certaines de ses fractions sont proches du prolétariat, tandis que d’autres le sont de la bourgeoisie (VIANA, 2008). Cette particularité lui a permis, à partir de ses fractions les plus proches du prolétariat, de se présenter comme représentante de la classe travailleuse. Cela explique le développement des partis « de travailleurs » ou « de gauche » et des syndicats.
L’histoire montre qu’il n’y a pas de lutte sans organisation. Cependant, toute organisation ne convient pas au prolétariat. Les partis et syndicats en sont la preuve. Chaque fois que les travailleurs manifestent une forme d’organisation échappant au strict contrôle de ces institutions, celles-ci font tout pour rétablir la « normalité » et conserver leur rôle de leaders des travailleurs. Ainsi, chaque fois que des conseils émergent, ils s’opposent radicalement à ces institutions.
C’est cette caractéristique qui permet d’expliquer le développement du communisme de conseils. Alors qu’un groupe d’auteurs exprimait les intérêts de la bureaucratie, parlant au nom du prolétariat (social-démocratie, bolchevisme et syndicalisme), d’autres ont élaboré leur pensée depuis une perspective opposée, exprimant les intérêts du prolétariat (communisme de conseils, certains anarchistes). Ce débat s’est déroulé au fil de la Révolution allemande (1918-1923), de la Révolution russe (1917-1921), de l’insurrection italienne de 1919 et de nombreuses autres manifestations ouvrières en France, en Angleterre, aux Pays-Bas, en Hongrie, etc., durant cette période et jusqu’à nos jours. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la pensée d’Anton Pannekoek.
Analyse des Conseils de travailleurs à la lumière de l’utopie concrète de Bloch
Nous concentrerons notre analyse sur Les Conseils ouvriers, ouvrage publié en 1947, soit deux décennies après les débats des années 1920 et 1930. Cette période permet à l’auteur de réfléchir avec plus de recul sur les événements, leurs implications révolutionnaires profondes et les tendances qu’ils exprimaient. L’analyse de cet ouvrage sera guidée par le concept d’« utopie concrète » tel que discuté par Bloch (2005, 2006).
Utopie et Révolution
Le mot « utopie », forgé par Thomas More dans son œuvre Utopia, est souvent mal compris. Dans l’usage courant, l’utopie est perçue comme un rêve de lunatiques, des idées qui ne correspondent pas à la réalité, irréalisables, etc. Utopique désignerait un type de pensée qui imagine un monde inexistant, qui aspire à une réalité qui ne se concrétisera jamais. En somme, une personne produisant des idées utopiques serait un Don Quichotte combattant des moulins à vent dans sa quête éternelle de la belle Dulcinée.
Bloch (2005, 2006), dans Le Principe Espérance, propose une autre interprétation du terme. Il le réinvestit en tant que catégorie analytique de ce qui n’existe pas encore. La psychanalyse a grandement contribué à la compréhension des mécanismes mentaux en révélant la nature et le contenu de l’inconscient. Freud en a été le principal artisan. L’inconscient est fondamentalement le retour d’éléments de conscience refoulés tout au long de l’histoire personnelle d’un individu. Ce processus de refoulement est à l’origine des maladies psychiques dans notre société. Comme l’a montré la psychanalyse depuis Freud, l’inconscient refait surface sous forme de rêves, lapsus, blagues, symptômes, etc. Quoi qu’il en soit, l’inconscient est toujours un retour du passé. Le dévoilement de l’inconscient consiste donc à ramener à la conscience des éléments anciens, oubliés d’époques révolues.
Le « pas-encore-conscient », en tant que composante de la structure mentale, a été négligé par la psychanalyse. Cela pose le défi, pour la pensée, d’analyser, de comprendre et de dévoiler le totalement nouveau, le « pas-encore-existant ». Cependant, ce dernier ne se présente pas immédiatement, clairement et de manière évidente à la pensée ; il apparaît comme une tendance, une direction, un projet vers l’avant. D’un point de vue topologique, on peut dire que l’inconscient est « en dessous » de la conscience, tandis que le « pas-encore-conscient » est « au-dessus », au-delà de la conscience actuelle, mais déjà présent en tant que tendance en elle. Ainsi, penser l’avenir ne revient pas à construire des châteaux de cartes dans l’air ; c’est au contraire une façon de voir le monde et la réalité comme quelque chose qui tend vers le nouveau, qui se projette. Le dévoilement du « pas-encore-conscient » est donc un processus d’analyse concrète des voies empruntées par la réalité.
Pour Bloch (2005) :
« Le pas-encore-conscient est ainsi seulement le préconscient de l’avenir, le lieu de naissance psychique du nouveau. Et il reste préconscient avant tout parce qu’il contient un contenu de conscience qui ne s’est pas encore manifesté clairement, qui émerge encore à l’horizon de l’avenir. Selon les cas, il peut même s’agir d’un contenu qui se manifestera objectivement dans le monde. C’est le cas de toutes les situations productives qui sont à l’origine de choses qui n’ont jamais existé auparavant. C’est l’esprit du rêve dirigé vers l’avenir, cet esprit rempli du pas-encore-conscient comme une forme de conscience de ce qui approche. » (BLOCH, 2005, p. 117)
Ce rêve orienté vers l’avenir est un phénomène récurrent. De nombreux penseurs se sont consacrés à la construction de sociétés idéales, guidés par un profond sens de la communauté. Ces utopies expriment les tendances de leur époque, c’est-à-dire qu’elles reflètent un seuil historique que chaque ère se fixe pour elle-même. L’Utopia de More, La Cité du Soleil de Campanella, Icarie de Cabet, les œuvres de Saint-Simon, Fourier, Owen, etc., s’égarent dans des descriptions idéales de la société future (BLOCH, 2006 ; PETIFILS, 1977). Ces utopies sont une forme de conscience anticipatoire, mais elles restent strictement abstraites. C’est pourquoi Bloch les qualifie d’utopies abstraites.
Jusqu’au travail de Marx, cette conscience anticipatoire est restée enfermée dans des limites abstraites, l’empêchant d’analyser le processus de constitution du nouveau. L’œuvre de Marx et de certains de ses disciples a donné une toute nouvelle impulsion au sens utopique de la production intellectuelle. La description détaillée du futur cède la place à une critique concrète de l’existant. Cette critique, cependant, est menée depuis un point de vue révolutionnaire : elle met en lumière les processus et les acteurs qui mettront fin à l’état actuel des choses. La critique s’exerce en énonçant les contradictions inhérentes à la société capitaliste, ce qui permet d’identifier les processus par lesquels ces contradictions seront surmontées. Ainsi, la critique pointe vers le nouveau : l’analyse concrète remplace les abstractions utopiques de la pensée précédente, tout comme l’empirisme superficiel qui caractérise la science. Ainsi :
« À partir de Marx, l’insertion de l’intention la plus audacieuse dans le monde en devenir, l’unité de l’espérance et de la notion de processus, bref, le réalisme, devient explicite. Par conséquent, tout ce qui s’enflamme dans le rêve vers l’avant est exclu, tout comme tout ce qui moisit dans la sobriété. » (BLOCH, 2006, p. 177, emphase dans l’original)
Ainsi :
« Le rêve conséquent s’associe activement à ce qui est historiquement en place et avance, bien que de manière plus ou moins entravée. Par conséquent, pour l’utopie concrète, il est essentiel de comprendre précisément le rêve de son objet, inhérent au mouvement historique lui-même. En tant qu’utopie médiée par le processus, il est crucial de mettre en lumière les formes et contenus qui se sont déjà développés au sein de la société actuelle. » (BLOCH, 2006, p. 177)
Le marxisme ne se limite pas aux travaux initiaux de Marx et Engels (le marxisme originel). Plusieurs autres auteurs ont cherché à comprendre et approfondir le matérialisme historique et dialectique : Rosa Luxemburg, Korsch, Rühle, Mattick, Bloch, etc. Anton Pannekoek est l’un de ces auteurs qui, tout au long de son activité politique et intellectuelle, a cherché à approfondir et à pousser à ses dernières conséquences la pensée révolutionnaire de Marx et Engels. Pannekoek a une production vaste, comprenant plusieurs livres et des dizaines d’articles. L’œuvre que nous analyserons ici est Les Conseils Ouvriers.
Il s’agit, sans aucun doute, d’un livre extrêmement complexe et vaste, mais écrit dans une langue et un style si clairs que toute personne ayant un minimum d’initiation pourra le comprendre facilement. Comme Marx l’a écrit dans la préface de la première édition du Capital :
« (…) on ne peut pas prétendre que ce livre [Le Capital] est difficile à comprendre. Je suppose naturellement que le lecteur souhaite apprendre quelque chose de nouveau et est donc désireux de réfléchir par lui-même. » (MARX, 1988, p. 4)
Ainsi, Les Conseils Ouvriers d’Anton Pannekoek offre la même promesse au lecteur. Toute personne curieuse d’apprendre et prête à réfléchir par elle-même trouvera dans cette œuvre une opportunité d’entrevoir de nouvelles voies.
Les Conseils de travailleurs : une Utopie concrète de la Révolution
Être utopique, tel que nous utilisons ce terme, signifie visualiser concrètement les tendances qui émergent dans la réalité. Une tendance est un mouvement vers lequel un certain processus est dirigé. Être une tendance ne signifie pas nécessairement qu’elle sera réalisée. Ce sont les dynamiques elles-mêmes qui détermineront si elle sera ou non confirmée. Dans le cas de la lutte ouvrière, c’est la lutte des classes elle-même qui déterminera si elle consolidera ou non une société radicalement différente, une société libre et autogérée.
D’un point de vue formel, la dimension utopique concrète du travail de Pannekoek s’exprime dans le titre, dans le temps verbal qu’il utilise et dans l’agencement des chapitres. Les conseils de travailleurs, lorsqu’ils sont en lutte pour l’autogestion, expriment un contenu totalement nouveau, à savoir l’embryon de la société future. Comprendre cela montre comment Pannekoek a analysé la lutte des classes et le mouvement de la réalité. Les conseils de travailleurs sont donc l’expression de la tendance, du point de vue révolutionnaire, visant à construire le nouveau ou le non-encore-existant, pour reprendre le langage de Bloch. Pour cette raison, le choix du nom du livre comme Les Conseils ouvriers démontre la dimension utopique concrète du travail. Il convient de noter l’utilisation du mot ouvrier/travailleurs (selon le choix de traduction), qui est un concept typique de la société capitaliste. En conservant ce mot, Pannekoek finit par céder, au niveau logico-formel, au lexique de cette société. Cela s’explique naturellement par le fait qu’il a analysé un type spécifique d’organisation qu’il a vu se développer sous ses yeux lors des moments révolutionnaires qu’il a vécus. Marx, par exemple, lorsqu’il analyse la Commune de Paris, prend soin d’utiliser le terme autogouvernement des producteurs, précisément parce que le terme ouvrier/travailleurs est approprié à la société capitaliste. Une société autogérée doit forger ses propres termes et concepts. Nous, immergés comme nous le sommes dans le capitalisme, devons être conscients de critiquer le lexique capitaliste.
Le temps verbal choisi pour analyser l’expérience ouvrière au début du XXᵉ siècle, ainsi que la démonstration des difficultés et de tout ce que les travailleurs devront faire pour réellement construire la nouvelle société, est une autre preuve de son caractère utopique concret. Bien qu’il aborde des faits, des expériences, des victoires, des défaites, des processus, etc., qui se sont produits, pour la plupart, dans les années 1910 et 1920, les verbes sont constamment conjugués au futur. Autrement dit, l’expérience passée est utilisée pour démontrer des tendances, des chemins, la voie à suivre (BLOCH, 2005), c’est-à-dire où va la révolution prolétarienne.
D’un point de vue formel, un dernier élément démontre le caractère utopique concret de son œuvre : l’agencement des sujets. Le livre est divisé en six parties : 1) La Tâche ; 2) La Lutte ; 3) La Pensée ; 4) L’Ennemi ; 5) La Guerre ; 6) La Paix. Les quatre premières ont été écrites entre 1941 et 1942, dans les premières années de la Seconde Guerre mondiale. Les deux dernières en 1944, lorsque la guerre touchait déjà à sa fin. Les deux dernières représentent en fait la réponse de l’auteur à toutes les barbaries que la civilisation capitaliste a réussi à produire et à ce que doit être la réponse des travailleurs aux guerres capitalistes.
La logique des deux premières parties semble inversée, dans la mesure où, dans la première partie, il analyse la tâche qu’auront les travailleurs pour reconstruire la société après le renversement du capitalisme. Autrement dit, quels seront les dilemmes, difficultés, impasses, etc., auxquels les conseils de travailleurs seront confrontés pour réorganiser la société dans son ensemble. La deuxième partie fait référence à la lutte, c’est-à-dire aux premiers moments du renversement de cette société. Elle analyse la lutte contre la bourgeoisie, contre l’État et aussi contre les partis et syndicats censés représenter les travailleurs. D’un point de vue logique, nous sommes amenés à comprendre que le processus de destruction de cette société devrait être discuté en premier (La Lutte), et ensuite la reconstruction de la nouvelle société devrait être abordée (La Tâche). Cette façon de penser est fausse, car en réalité il n’existe pas deux processus, mais un seul : le processus de destruction se produit en même temps que celui de reconstruction. La séparation est purement analytique. Ainsi, exposer immédiatement toute la tâche que les travailleurs auront à accomplir est une méthode d’exposition tout à fait cohérente avec l’objectif de l’œuvre. Toutes les autres pages sont consacrées aux luttes et processus qui détruiront cette société, autrement dit, elles sont des critiques de la société capitaliste.
En rappelant une analyse que Bloch fait de l’œuvre de Marx pour démontrer le caractère utopique concret de sa pensée par opposition à la pensée utopique abstraite précédente, il déclare :
Les utopies abstraites avaient consacré neuf-dixièmes de leur espace à la description de l’état futur et seulement un-dixième à la contemplation critique, souvent uniquement négative, du présent. (…) Marx investit plus de neuf-dixièmes de ses écrits dans l’analyse critique du présent, laissant relativement peu de place aux adjectifs du futur. Pour cette raison, Marx donna à son œuvre, comme on l’a justement observé, le nom de Le Capital et non, par exemple, Un Appel au Socialisme (BLOCH, 2006, p. 175).
Bloch analyse l’intégralité de l’œuvre de Marx en se concentrant sur Le Capital. Pour nous, cette interprétation sert une fois de plus à démontrer comment Pannekoek a construit le cadre de son livre. Bien que dans chaque chapitre il consacre quelques mots à l’organisation de la société autogérée par le biais de ses conseils de travailleurs, c’est définitivement dans le premier qu’il met le plus l’accent sur cette question.
Quelles sont ces tâches que les travailleurs doivent accomplir ?
La première, sans aucun doute, est la réorganisation de l’ensemble du processus de travail au sein des usines et autres lieux de travail. En tant que marxiste authentique, Pannekoek considère que : « Le travail en soi n’est pas répulsif. Il est une nécessité imposée aux êtres humains par la nature pour satisfaire leurs besoins » (PANNEKOEK, 1977, p. 30). Cependant, ce travail est réalisé de manière à reproduire le capital et non à satisfaire les besoins humains. Ainsi, les usines, les moyens de transport, l’agriculture, la consommation, etc., sont tous soumis à la relation capitaliste. C’est pour cette raison que le travail devient un devoir, une obligation et, plus encore, il devient le moyen par lequel les travailleurs sont exploités au quotidien. Toutes les relations de travail sont organisées dans le seul but de reproduire le capital, c’est-à-dire de produire, circuler et réaliser la plus-value. « Chaque usine est une organisation méticuleusement adaptée à ses objectifs, une organisation de forces, inertes et vivantes, unies entre elles, des instruments et des travailleurs » (PANNEKOEK, 1977, p. 25).
Face à cela, il déclare que la première tâche des travailleurs est « (…) de prendre en main les moyens de production. La domination du capital sur les machines et les moyens de production doit être arrachée des mains indignes de ceux qui les utilisent de cette manière » (PANNEKOEK, 1977, p. 34).
À mesure que les relations sociales changent, c’est-à-dire à mesure que les travailleurs prennent le contrôle des moyens de production et dominent les relations de production ainsi que l’ensemble des relations sociales grâce à la généralisation du système de conseils, les formes de régulation changent également. Si les formes de propriété changent, passant de la propriété privée-capitaliste à une forme de propriété collective-autogérée, les formes de régulation évolueront également. Il utilise le mot « loi » pour désigner cet ensemble de transformations dans la sphère de la régulation, ce qui peut conduire à des interprétations erronées. Considérer les transformations des formes de régulation comme des transformations juridiques peut amener ceux qui ne s’intéressent pas à historiciser les concepts à penser qu’il s’agira de changements survenant à la suite de nouvelles lois votées au parlement. Rien ne pourrait être plus contraire à l’interprétation de Pannekoek. Comme il le déclare lui-même :
« Une telle transformation du système de travail implique une transformation de la loi. Il ne s’agit pas, bien sûr, de voter de nouvelles lois au parlement et au Congrès. Ces transformations touchent les fondements mêmes de la société (…) » (PANNEKOEK, 1977, p. 36).
Ainsi, parler de transformations dans les formes de régularisation est plus approprié que d’utiliser le mot loi. Une fois de plus, Pannekoek laisse place au lexique capitaliste, c’est-à-dire qu’il utilise les concepts de cette société pour exprimer les relations de la nouvelle société autogérée fondée sur le système de conseils.
Il est clair qu’il ne s’agit pas d’un simple changement mineur que n’importe quelle organisation ou institution serait capable de réaliser. Il s’agit d’un changement global dans le mode de production. Les travailleurs ont trouvé, ou plutôt créé, l’organisation nécessaire pour accomplir cette tâche : les conseils de travailleurs. Ceux-ci sont basés sur une organisation par lieu de travail, le lieu « naturel » du travailleur.
Dans les petites usines et ateliers, où le nombre de travailleurs est suffisamment réduit pour permettre des assemblées où tous les travailleurs peuvent participer, cette méthode de prise de décision est appropriée. Cependant, dans les grandes entreprises, où le nombre de travailleurs est excessivement important, les décisions et discussions tenues en assemblées appauvriraient le débat ou le rendraient même impossible. Par conséquent, il devient nécessaire de créer un conseil. Celui-ci réunira les représentants des travailleurs des différentes sections de l’usine. Le conseil est l’organisation naturelle à partir de laquelle toutes les décisions seront prises. Un conseil n’est pas une organisation séparée du groupe de travailleurs d’une usine donnée ; il est simplement l’expression consciente et organisée des travailleurs de l’entreprise en question.
« Lorsqu’un être humain doit accomplir un travail, il doit d’abord le concevoir mentalement, il doit avoir un plan ou un projet plus ou moins clair. C’est ce qui distingue les actions humaines des actes purement instinctifs des animaux » (PANNEKOEK, 1977, p. 43).
Cependant, dans une usine organisée selon des principes capitalistes, ceux qui réalisent les activités se voient refuser le droit de concevoir ou de planifier l’activité. La hiérarchie au sein de l’entreprise en est une preuve évidente. Dans une société autogérée, où les producteurs sont les maîtres de la production, c’est-à-dire qu’ils développent le travail selon des intérêts et des objectifs établis par eux-mêmes, la division entre conception et exécution du processus de travail disparaît.
Ainsi, les conseils ne sont pas un pouvoir au-dessus des travailleurs, comme les patrons, les partis, les syndicats ou l’État. Au contraire, ils sont l’expression vivante dans laquelle l’autonomie, la créativité et la spontanéité des travailleurs se manifestent.
« Tous les membres du personnel participeront également au travail de cette organisation dans l’usine, à l’exécution quotidienne et à la régulation générale » (PANNEKOEK, 1977, p. 48).
Cette organisation qui régule et structure le travail au sein d’une entreprise donnée est le principe selon lequel la société dans son ensemble sera structurée.
L’organisation sociale des entreprises sous le capitalisme suit la même logique et les mêmes principes que l’organisation du travail au sein d’une seule entreprise. Le directeur général dans l’entreprise correspond au chef d’État dans l’organisation sociale générale, dans la société.
Les principes de la classe travailleuse sont contraires à tous égards. L’organisation de la production par les travailleurs repose sur une coopération libre. Ni maîtres ni esclaves. Le même principe préside à l’intégration de toutes les entreprises dans une organisation sociale unifiée. Il appartient également aux travailleurs de construire le mécanisme social correspondant (PANNEKOEK, 1977, p. 51).
Hiérarchie, tyrannie, concurrence, etc., servent à produire et reproduire le capital. Ces principes organisent le lieu de travail et la société capitaliste dans son ensemble. La coopération, la solidarité et la recherche de la satisfaction des besoins vitaux des êtres humains sont les principes éthiques et les forces qui guideront une société autogérée. Ainsi, si l’autogestion est la norme selon laquelle sont produits les biens matériels nécessaires à l’humanité, le mode de régulation de cette production devra également obéir à ces principes, en les généralisant à l’ensemble de la société.
Ainsi, un système entier d’organisation sociale sera établi sur la base ou ayant pour principe les conseils. Ce système de conseils établira la forme d’autogouvernement de la société future.
« Les conseils de travailleurs sont la forme d’autogouvernement qui remplacera, dans le futur, les formes de gouvernement du monde ancien » (PANNEKOEK, 1977, p. 78).
Le premier repose sur la séparation entre la « régulation générale » et la « production » à proprement parler. Autrement dit, dans le capitalisme, la politique est l’affaire d’un petit nombre d’experts (politiciens professionnels), tandis que la production est l’affaire de la majorité ignorante de la population. Dans le système des conseils, au contraire, il y a fusion entre la « régulation générale » et la « production ». Les conseils ne sont pas quelque chose de séparé du groupe des producteurs ; au contraire, ils sont l’expression la plus authentique du sentiment général de la classe travailleuse. Cependant, les membres des conseils ne sont pas de simples exécutants des décisions ; ils participent aux décisions qui prévalent et sont ceux qui représentent le mieux le groupe de travail auquel ils sont liés. Dans le système de conseils, il n’y a pas de séparation entre la politique et l’économie. Cette séparation est la base du système parlementaire.
Ainsi,
« Dans l’organisation des conseils, la démocratie politique disparaît parce que la politique elle-même disparaît, laissant place à une économie socialisée. La vie et le travail des conseils, formés et constitués par les travailleurs, corps de leur coopération, consistent en la gestion pratique de la société, guidée par la connaissance, l’étude permanente et l’attention constante » (PANNEKOEK, 1977, p. 83).
Le système de conseils se présente comme une forme pratique, historiquement créée par les travailleurs, qui mettra fin à la division des classes et, par conséquent, à la division sociale du travail. Les activités non productives (santé, éducation, arts, sciences, etc.) devront également être soumises aux mêmes principes d’auto-organisation. En d’autres termes, ceux qui participent directement à ces activités devront en être eux-mêmes les organisateurs et les exécutants.
Cela se conclut ainsi :
« De cette manière, l’organisation des conseils tisse dans la société un réseau de communautés diversifiées, travaillant en collaboration et régulant leur vie et leurs progrès selon leur libre initiative. Et tout ce qui sera discuté et décidé dans les conseils tirera son véritable pouvoir de la compréhension, de la volonté et de l’action de l’Humanité laborieuse » (PANNEKOEK, 1977, p. 86).
Le processus de destruction du capitalisme est simultanément le processus de construction de l’autogestion sociale. Pour que la nouvelle société se développe, un être humain nouveau est nécessaire. Cet être humain nouveau sera façonné au fur et à mesure que les maux du capitalisme seront progressivement détruits. Cela ne sera possible que lorsque les travailleurs prendront le contrôle de l’ensemble de la société, en commençant par dominer leur processus de travail, puis tous les autres services et activités humaines.
L’application de la science au développement technique et à la production, sous le capitalisme, est le résultat d’un processus insensé de concurrence entre entreprises capitalistes, où les travailleurs, dans leur ensemble, restent complètement étrangers à ces dynamiques. Dans le système de conseils, le développement scientifique et technique sera subordonné à la satisfaction des besoins humains. La beauté du travail développé se reflétera dans la beauté des produits fabriqués.
Pour atteindre cet objectif, il sera nécessaire que les sciences naturelles cessent d’être le monopole de quelques individus et qu’elles deviennent une partie du champ de connaissances qui constitue la conscience des travailleurs. Afin qu’ils puissent prendre les bonnes décisions dans leurs conseils et assemblées, ils devront avoir une connaissance approfondie des forces de la nature et des procédures techniques de production. La science cessera d’être un privilège et deviendra socialisée.
Il en va de même pour les sciences humaines. Elles n’ont pas encore pu atteindre un développement complet, car les hypothèses sur lesquelles elles reposent sont erronées : l’individu, le lien mécanique entre les individus, les antinomies, etc. Une véritable science de la société doit produire les connaissances nécessaires pour que les êtres humains se connaissent eux-mêmes, ainsi que les mécanismes sociaux, etc., qui les aident dans la prise de décision. La pensée dogmatique, mythique et religieuse sera remplacée par une conscience théorique du monde.
Le processus éducatif, par conséquent, sera soumis à des transformations profondes. De l’enfance à la vieillesse, les êtres humains devront trouver des institutions qui leur permettent de s’améliorer constamment et d’approfondir leurs connaissances sur la nature, la technologie, les êtres humains et la société.
« Cette éducation attentive de la nouvelle génération, à la fois théorique et pratique, et orientée à la fois vers les sciences naturelles et vers la conscience sociale, sera un élément essentiel du nouveau système productif. Ce n’est que de cette manière qu’un développement harmonieux de la vie sociale sera assuré. Et de cette manière, le système productif se développera également sous des formes progressivement meilleures. Par la maîtrise théorique des sciences naturelles et sociales, et par leur application pratique dans le travail et la vie, les travailleurs feront de la Terre le plein domaine d’une humanité libre » (PANNEKOEK, 1977, p. 93/94).
Mais tout cela ne se produira pas d’un seul coup, comme un acte soudain unique, ni ne sera unanime et sans résistance. Les travailleurs, en défendant leurs intérêts privés, qui sont en même temps les intérêts généraux de toute l’humanité, rencontreront de nombreux opposants et de fervents défenseurs de cette société. Ainsi, ils devront contrôler leurs propres luttes.
Autogestion des luttes comme condition de l’autogestion sociale
Les classes dominantes, c’est-à-dire la bourgeoisie, la bureaucratie, l’intelligentsia, etc., ne cessent d’affirmer l’incompétence, l’incapacité et l’ignorance des travailleurs. Cela a une raison ; ce n’est pas gratuit ou sans but. Dans toutes les sociétés de classes, les classes dominantes affirment et réaffirment l’infériorité des classes exploitées. Pour que ces dernières restent exploitées, elles doivent vraiment croire qu’elles sont incapables, inférieures et ignorantes.
Une condition pour que les travailleurs conquièrent réellement leur liberté est leur activité autonome en tant que classe pour elle-même. Aucune autre classe n’a intérêt à ce que cela se produise. La classe dominante (bourgeoisie), les classes auxiliaires de la bourgeoisie (bureaucratie et intelligentsia) et d’autres classes supérieures (grands propriétaires terriens, par exemple) insistent avec tout le pouvoir dont elles disposent sur l’incapacité des travailleurs. Les travailleurs, à leur tour, doivent, avec toutes les armes à leur disposition, démontrer leur capacité d’auto-organisation.
Pannekoek (1977) est emphatique sur cette question. Les partis et les syndicats, quelles que soient leurs orientations, représentent en réalité des intérêts qui ne sont pas ceux de la classe travailleuse. Selon l’analyse de Pannekoek, ces organisations représentent une expression du « vieux mouvement ouvrier ». Ce mouvement n’était pas encore capable d’agir par lui-même. Les syndicats sont le type d’organisation nécessaire à un prolétariat dispersé, naissant, vivant dans des conditions abjectes, celles du début de la production capitaliste.
À cette époque, la cupidité capitaliste ne trouvait aucune résistance à la satisfaction de ses intérêts. Le prolétariat était brutalement avili, exploité à un point tel qu’il n’était plus capable de se reproduire lui-même en tant que travailleur, perdu dans la faim, dans des conditions de vie terribles, dans de longues journées de travail. Le syndicat a été créé comme un moyen pour les travailleurs de mettre un certain frein au rythme de l’exploitation capitaliste. Et le syndicat a fait cela avec une certaine efficacité. Avec la transition du petit capital au grand capital, c’est-à-dire du capitalisme « librement concurrentiel » aux oligopoles, les syndicats ont également évolué. Ils sont passés de petites organisations de travailleurs à d’immenses institutions bureaucratiques, que Pannekoek (1977) appelle des « parlements ouvriers », car ils possédaient toutes les caractéristiques qui définissent un parlement : une bureaucratie indépendante avec ses propres intérêts, des disputes électorales pour le pouvoir, une concurrence entre factions politiques, la transformation des membres en électeurs, etc. Avec le développement du capitalisme, les syndicats sont devenus des institutions pleinement capitulées. Cela signifie qu’ils ne représentent plus les intérêts des travailleurs, même lorsqu’ils appellent à des grèves, lancent des campagnes salariales, etc. Selon Pannekoek (1977), les syndicats sont l’organisation qui négocie la valeur de la force de travail, établissant, avec les employeurs et l’État, les conditions minimales de vie pour que les travailleurs puissent continuer à être vendeurs de leur force de travail.
Ce qui a été dit des syndicats s’applique également aux partis politiques. Ceux-ci se sont développés à un moment de déclin de la lutte des travailleurs, autour des années 1870 et 1880. Le premier grand parti qui prétendait représenter les travailleurs fut le Parti social-démocrate allemand. Il est issu de la fusion entre les Lassalliens et les « marxistes » et est devenu l’un des plus grands partis de toute l’Europe, en particulier en Allemagne. Les partis politiques ont donc émergé comme une organisation bureaucratique, une autre institution visant à soumettre l’ensemble de la classe travailleuse. Après les événements de 1917 et la création du Parti communiste russe, une nouvelle tendance de partis s’est développée : les partis léninistes ou bolcheviques. Avec le développement de l’Union soviétique, ce fut le type de parti qui connut le plus de croissance dans le monde.
Que reste-t-il donc aux travailleurs, étant donné que ceux qui prétendent les représenter sont en réalité des institutions typiquement capitalistes ? L’autogestion sociale ne peut être construite en reproduisant la bureaucratie, la soumission et l’exploitation. Seuls les travailleurs agissant par eux-mêmes peuvent créer les conditions de leur émancipation. Pannekoek (1977) appelle ce processus « action directe ». Il commence à se développer dès que les travailleurs agissent indépendamment des syndicats, en lançant les soi-disant « grèves sauvages ». « Une grève sauvage (illégale ou non officielle) est une grève en opposition aux grèves décidées par les syndicats en conformité avec les règlements et les lois » (PANNEKOEK, 1977, p. 103). Ces grèves sauvages sont l’embryon de l’esprit d’autonomie nécessaire à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Ainsi, on peut dire que l’action directe signifie que les travailleurs « (…) auront un contrôle complet sur leur propre lutte » (PANNEKOEK, 1977, p. 104).
Ces grèves peuvent évoluer en « grèves d’occupation d’usine », c’est-à-dire celles où les travailleurs, lorsqu’ils cessent de travailler, au lieu de se disperser dans les rues et leurs maisons, occupent les usines où ils travaillent. Les employeurs et les avocats affirment qu’il s’agit d’une expropriation et donc illégale, puisqu’elle prive les propriétaires du certificat de propriété, du droit d’utiliser l’usine comme leurs droits de propriété le permettent. Bien que cet argument puisse être vrai d’un point de vue juridique, le fait est qu’en pratique, les travailleurs utilisent souvent cette méthode de lutte, affirmant qu’ils ne font pas réellement d’expropriation, mais qu’ils suppriment simplement temporairement le droit de propriété. Les grèves d’occupation sont importantes pour la conscience de la lutte, pour démontrer qu’en réalité, « (…) les usines appartiennent aux travailleurs, ensemble ils forment une unité harmonieuse et que la lutte pour la liberté sera menée jusqu’au bout dans et à travers les usines » (PANNEKOEK, 1977, p. 113).
Pannekoek (1977) associe la crise économique du capitalisme à l’essor des luttes des travailleurs. Chaque période de prospérité dans la production capitaliste correspond à un déclin de l’esprit révolutionnaire. Au contraire, lorsque le capitalisme montre des signes de difficulté, les révoltes et les révolutions posent une menace à l’ordre existant. Comme toute classe montante aspirant à un nouveau mode de production, le prolétariat crée également ses propres caractéristiques. Contrairement aux révolutions passées, l’essence et le but de la révolution prolétarienne est l’élimination des classes sociales. Cela peut être déduit en analysant les sentiments, pratiques, etc., qui se développent dans les moments d’essor de la lutte prolétarienne.
Pannekoek considère que : « pour les travailleurs, le fort sentiment communautaire qui naît de leur lutte pour le Pouvoir et la Liberté est en même temps la base de la nouvelle société » (PANNEKOEK, 1977, p. 137). En d’autres termes, il y a une correspondance complète entre les moyens et les fins. Les travailleurs savent qu’ils ne peuvent pas lutter individuellement, alors ils s’associent, créent des comités de grève, qui peuvent évoluer en conseils, développent des relations égalitaires dans les organisations qu’ils créent, etc. Ainsi, étant une nécessité pour lutter contre le capital, l’organisation et la solidarité deviennent la nature même de la société à créer.
Naturellement, le prolétariat ne développera pas une telle conscience en restant dans l’ignorance imposée par le capitalisme. La révolution prolétarienne est avant tout une « révolution de l’esprit » (PANNEKOEK, 1977). Mais cette avancée de la conscience ne résulte pas de plus d’années d’école, de plus d’heures passées à écouter la radio ou à regarder la télévision, ni de la lecture de journaux produits par la presse bourgeoise, etc. Ces moyens sont tous adaptés à la reproduction de l’idéologie capitaliste. La vraie et unique façon pour le prolétariat d’avancer dans sa conscience est à travers l’auto-éducation.
Pour mieux comprendre ce que cela signifie, voyons comment Pannekoek aborde la question.
L’action des travailleurs naît spontanément, imposée par les conditions capitalistes. Ce n’est pas un résultat, mais un point de départ pour leur développement spirituel. Une fois engagés dans la lutte, ils doivent continuer à attaquer, se défendre et mobiliser toutes leurs forces. Cela inaugure une période d’efforts intellectuels intenses (Pannekoek, 1977, p. 140).
La dynamique du capital pousse le prolétariat à agir, mais leur émancipation dépend de leur autonomie. À mesure que la lutte progresse, la conscience de classe évolue vers des positions plus radicales, rendant possible la destruction du capitalisme. “L’auto-émancipation des masses travailleuses présuppose l’émancipation de la pensée, l’auto-éducation” (Pannekoek, 1977, p. 141). L’auto-éducation est un processus où les travailleurs apprennent à lutter en pratiquant la lutte.
Cette autonomie implique de dépasser les bureaucraties syndicales et partisanes, en défendant à la fois des intérêts immédiats (salaires, conditions de travail) et des objectifs à long terme (abolition du pouvoir capitaliste, destruction de l’État, généralisation des conseils de travailleurs). La révolution prolétarienne est avant tout une “révolution de l’esprit”. La généralisation des conseils et l’établissement de l’autogestion sociale sont les fruits d’une longue lutte entre capital et travail, menant à la création d’un nouvel être humain, objectif ultime de la révolution des travailleurs.
Considérations finales : Méthode dialectique et utopie concrète dans les conseils de travailleurs
Il est nécessaire de dire un mot sur la méthode. Pannekoek (1977) ne construit pas tout ce cadre théorique en recourant à des abstractions métaphysiques sans lien avec la réalité. Il ne le fait pas à la manière des philosophes, c’est-à-dire en utilisant une méthode spéculative fondée sur des élaborations purement intellectuelles. L’édifice théorique qu’il a construit n’est pas le produit d’une conscience se perdant dans des rêveries idéalistes.
D’un autre côté, il ne s’agit pas non plus d’une simple description empirique des données accessibles expérimentalement, comme c’est courant dans les sciences. La méthode scientifique repose, par excellence, sur la description et l’analyse empiriques, limitant son champ à ce qui est directement accessible par l’expérience sensorielle. Cela réduit la capacité de la science à penser, expliquer ou concevoir des réalités complètement nouvelles, ou à appréhender ce qui n’existe pas encore. En somme, elle est inapte à saisir la réalité comme une totalité dynamique marquée par des processus de tendance.
Le problème de la méthode se pose alors ainsi : comment analyser la réalité sans sombrer dans des spéculations abstraites, ni se contenter d’une simple description empirique de ce qui existe déjà ? C’est ici que le marxisme dépasse la spéculation philosophique (idéalisme) et l’analyse empirique (matérialisme mécaniste ou vulgaire, selon Marx). Le concept de “Concret” est central pour analyser la réalité, car il en est l’expression. Selon Marx, le Concret est une “synthèse de multiples déterminations”. Cela signifie qu’il ne convient pas d’expliquer les phénomènes par la seule causalité, car celle-ci repose sur une cause unique, menant inévitablement au déterminisme (environnemental, technologique, sociologique, biologique, etc.).
Tout phénomène résulte donc d’un ensemble complexe de processus s’influençant mutuellement. Pour comprendre et expliquer la réalité, il faut reconstituer ce Concret dans la pensée, puisque la réalité sociale ne se prête pas à l’expérimentation directe. Marx appelle cette méthode heuristique l’abstraction. Elle consiste à partir du concret-donné, c’est-à-dire ce qui apparaît immédiatement dans l’expérience, et à le reconstituer conceptuellement dans la pensée pour en extraire les déterminations explicatives, produisant ainsi le concret-pensé. Le point de départ et le point d’arrivée de cette recherche est le Concret : au début, il est donné (inexpliqué) et, à la fin, il est pensé (expliqué).
Il est important de ne pas confondre le Concret avec l’empirique. Ce dernier se limite à l’analyse descriptive de données accessibles par l’expérience, exprimant partiellement certains éléments de la réalité. Le Concret, en revanche, résulte d’une élaboration conceptuelle qui articule, dans une totalité cohérente, les processus expliquant la vie sociale dans son ensemble.
Outre l’abstraction, la catégorie de totalité est essentielle au matérialisme historique et dialectique. En abordant la réalité de manière totalisante, où les différents processus se conditionnent mutuellement, la méthode dialectique dépasse l’analyse empirique en évitant d’isoler des aspects de la réalité. De plus, le matérialisme historique et dialectique n’est pas une analyse froide et neutre de la réalité ; il est avant tout une théorie révolutionnaire, visant à contribuer à la transformation sociale.
Cela implique que la méthode dialectique adopte la perspective du prolétariat. Le matérialisme historique et dialectique est une analyse des tendances, puisque la révolution prolétarienne constitue une tendance inhérente à la société capitaliste. Puisque cette tendance fait partie intégrante de la réalité, elle doit également être intégrée dans l’analyse, faute de quoi la compréhension de la réalité reste incomplète. Ainsi, il devient évident que l’utopie concrète exige le matérialisme historique et dialectique, condition indispensable à son élaboration.
Laisser un commentaire